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IA : l’Europe regarde, les États-Unis avancent

Le livre La Révolution IA (Héliopoles), coécrit par Arnaud Contival et Alina Krasnobrizha, propose un éclairage concret et stratégique sur les bouleversements en cours. À travers les témoignages de 150 experts de la Silicon Valley, les auteurs décodent les transformations que l’intelligence artificielle impose aux métiers, aux secteurs… et aux esprits.

 

Bonjour Alina Krasnobrizha et Arnaud Contiva, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Arnaud Contival : Nous vivons un moment où l’IA ne se limite plus à la science ou à la fiction : elle entre dans l’entreprise, dans les usages concrets, dans les décisions stratégiques. La Silicon Valley, où je passe une bonne partie de mon temps, est l’endroit d’où la majeure partie des IA que nous utilisons proviennent. Je voulais montrer la singularité et la vivacité de cet écosystème unique, d’où sont en train d’émerger de nouveaux géants.

L’autre déclic, c’est la rapidité de la transition : en quelques mois, les usages ont explosé. J’ai constaté un décalage sur lequel je voulais alerter entre la vitesse d’adoption aux États-Unis et celle de l’Europe. Il existe des opportunités innombrables d’utilisation de l’IA correspondant à une croissance exponentielle que nous montrons dans le livre.

Nous passons au crible 10 métiers augmentés par l’IA, comme développeur, créatif, juriste, marketeur, commercial, RH et même patron… et 8 secteurs d’activité dont la santé, l’éducation, la banque, l’assurance, le commerce… Nous soulignons qu’il ne faut pas tarder à mettre en place les IA, sous peine que tout le retard pris ne soit pas rattrapable. Je voulais aussi fournir un cadre de lecture opérationnel pour tous les professionnels et les dirigeants.

Enfin, il y avait une urgence à parler d’IA simplement, de manière claire et pédagogique, désamorcée de l’effet de mode. Et j’ajouterai que le moment était aussi opportun à écrire à 4 mains avec une co-autrice très complémentaire. Alina est Maîtresse de Conférences et CTO, elle donne une dimension plus technologique, là où je suis plus orienté usage, adoption et impact.

Alina Krasnobrizha : Nous vivons un moment de singularité et de disruption incroyable. C’est très clair, et dans la Silicon Valley, où je passe la majeure partie de mon temps, il n’y a aucun doute : l’IA est la révolution du 21ème siècle. C’est la nouvelle vague technologique à ne pas manquer.

En Europe, le contexte et les ressentis sont différents. Nous appréhendons davantage les contraintes et les dangers que les opportunités. On a voulu montrer une autre perspective, partager notre expérience et guider les lecteurs vers cette nouvelle réalité. Personne ne pourra ignorer ces changements.

De plus, je trouve qu’il n’existait pas d’ouvrage qui relie les deux mondes : la technologie et le business, d’où notre collaboration avec Arnaud. Notre livre est un guide pratique basé sur la collecte d’interviews de plus de 150 experts de la Silicon Valley, qui créent et utilisent l’IA pour dépasser la concurrence dans 10 métiers et 8 secteurs d’activités. Mais ce n’est pas tout : nous expliquons comment l’IA fonctionne, combien elle coûte, et analysons les enjeux sociaux et économiques en profondeur.

Un passage de votre livre qui vous représente le mieux ?

A.C. : Dans ma carrière centrée sur l’innovation et l’entrepreneuriat, j’ai toujours essayé d’inventer les produits qui seront utilisés dans 3 à 5 ans. J’ai vu dans la Silicon Valley l’avènement du social et du mobile lorsque j’allais dans les premiers locaux tagués de Facebook et qu’ils étaient moins de 100.

Quand je prends la Waymo à San Francisco, le taxi autonome de Google, devenu mon taxi préféré, je ressens toujours cette même excitation de vivre un peu dans le futur où les agents intelligents vont nous assister au quotidien, sous forme d’assistants logiciels mais aussi de robots, comme ce robot-taxi :

« On attend la Waymo, non sans une certaine excitation. La voilà. Première interrogation : où va-t-elle s’arrêter ? Eh bien, elle cherche l’endroit le plus approprié… Enfin elle est là, elle s’arrête à côté de vous, dans le bruit typique des véhicules électriques. Un code pour déverrouiller le véhicule. On entre, pas de chauffeur, sensation étrange. Une fois à l’intérieur, on se prend en photo, on apprécie l’habitacle très “Jaguar”, et on écoute le petit pitch de sécurité, façon hôtesse de l’air. Puis, c’est le départ, non sans une agitation mêlée d’appréhension. Surtout pour celui ou celle qui est monté devant à côté du “driverless”. Car on met sa vie entre les mains d’une IA ! »

Je souhaite à tous ceux qui le pourront, à San Francisco ou dans d’autres villes, d’essayer sans tarder un robot-taxi. Je vous assure que l’expérience qui matérialise ce qu’est une IA dans une automobile et à qui on confie sa vie est inoubliable.

A.K. : “Qu’est-ce que l’intelligence ? Une question fascinante à laquelle nous n’avons toujours pas de réponse claire. Plutôt que de la définir, l’intelligence artificielle cherche à la reproduire. Pour l’instant, elle se concentre uniquement sur l’intelligence rationnelle : raisonnement logique, planification et résolution de problèmes. En s’appuyant sur la puissance des mathématiques, des machines de calcul et des modèles inspirés du cerveau humain, l’IA progresse rapidement. Et si ce n’était que le début ? À mesure que le domaine se complexifie, de nouvelles frontières s’ouvrent, promettant des avancées encore plus remarquables.”

“Pour les entreprises, l’accélération de l’IA n’est pas un défi à venir : c’est une réalité à laquelle elles doivent s’adapter immédiatement. L’IA redéfinit les règles du jeu, transformant les modèles d’affaires, les chaînes de valeur et les attentes des clients. Adopter l’IA n’est plus un choix stratégique, c’est une obligation pour rester dans la course. Les gagnants de demain seront ceux qui sauront exploiter pleinement son potentiel dès aujourd’hui. Les perdants seront ceux qui ne s’y sont pas préparés, et ont pris le risque de devenir obsolètes.”

Les tendances émergentes auxquelles vous croyez ?

A.C. : Nous sommes seulement dans la 3e année de l’ère de l’IA générative, et nous avons vu les progrès extraordinaires que cela engendre, et aussi les changements de paradigmes : à date, le métier de traducteur a disparu, un développeur qui maîtrise l’IA code produit 10 fois plus vite, les comptes-rendus de réunion faits à la main ont disparu, un startuper non technicien développe seul sa V1 de logiciel en nocode, un créatif augmenté réalise seul un film publicitaire de A à Z et remplace toute une agence…

Imaginez ce que les changements vont être dans 5 ans, dans 10 ans, dans 50 ans… Tout va changer.

Les prochaines applications sont agentiques. La Silicon Valley promet des agents partout et à tout faire. Je prends souvent l’exemple d’un agent de voyage qui va organiser votre voyage de A à Z en quelques prompts. Mais il y aura des agents dans tous les domaines ; vos agents personnels discuteront avec les agents des marques, les agents professionnels seront interconnectés.

Les applications IA « invisibles » sont déjà nombreuses, dans votre mobile, dans votre magasin, dans l’électricité qui arrive chez vous, elles seront partout. Les plus grands progrès visibles seront dans la médecine et dans l’éducation.

Après les taxis autonomes, viendront les robots humanoïdes, tous deux des agents, les robots devant évoluer dans un environnement multidimensionnel en temps réel, ce qui en complique le développement et le rendra plus éloigné, dans 10 ans environ.

A.K. : Je pense que notre interaction avec Internet va bientôt être complètement transformée. Aujourd’hui, ce sont les humains qui effectuent des recherches et interagissent avec les plateformes/applications. Les géants comme Google et Meta génèrent des fortunes grâce au modèle publicitaire, mais ce modèle est en train d’être remis en question.

Demain, ce seront les agents autonomes qui utiliseront Internet à notre place. Ils vont effectuer des recherches, prendre des décisions, exécuter des tâches et passer des commandes. L’écosystème est en pleine expansion, notamment avec des solutions comme le Model Context Protocol (MCP) d’Anthropic, qui permet aux LLM de se connecter à des applications, d’interagir avec des bases de données et d’exécuter des actions de manière autonome.

Aujourd’hui, nous passons en moyenne 17 ans de notre vie devant les écrans. Nous avons mieux à faire. Notre collaboration avec les machines va évoluer : ce ne seront plus les humains, mais les machines qui navigueront sur Internet. Cela va profondément perturber les modèles économiques existants et redéfinir l’espace numérique.

De nouveaux acteurs, encore inconnus, vont émerger et bouleverser les modèles classiques. De plus, notre manière d’interagir avec les machines va changer : les applications, telles que nous les connaissons, vont disparaître, laissant place à de nouvelles interfaces et à de nouvelles formes d’interaction.

Le conseil que vous donneriez à un lecteur ?

A.C. : Ne restez pas spectateur. Formez-vous, posez des questions, comprenez les logiques derrière les outils. Recherchez les cas d’usages, soyez curieux, plus que jamais. Faites-vous aider pour prompter, participez à une « prompt party ». On me fait souvent part de la crainte d’être remplacé par une IA. Non, une IA ne vous remplacera pas, c’est un outil, certes très performant, mais cela reste un outil. Celui ou celle qui peut vous remplacer est celui ou celle qui maîtrise bien cet outil, et est capable d’être plus productif et plus performant.

A.K. : Soyez agile, créatif, dépassez vos limites. Nous vivons dans une ère de grands changements. Oui, l’IA bouleverse notre vie, et très bientôt, notre monde ne ressemblera plus à ce qu’il est aujourd’hui. C’est vrai, certains emplois risquent de disparaître, comme les traducteurs, mais c’est justement dans cette ère de la singularité que le plus grand progrès est possible. L’IA offre des opportunités immenses pour ceux qui sont prêts à s’adapter, à évoluer et à se saisir de ces nouvelles possibilités pour façonner un avenir meilleur.

En un mot, quels sont vos prochains terrains de passion ?

A.C. : Nous avons conçu à la fin de l’ouvrage le concept d’« ACI », « Artificial Corporate Intelligence », la version entreprise de l’AGI (Artificial General Intelligence, l’IA générale mère de tous les fantasmes). Dans l’entreprise, le concept est plus simple à comprendre : une entreprise comporte un certain nombre de fonctions, depuis quelques fonctions jusqu’à des milliers de fonctions. Une petite entreprise spécialisée dans la traduction linguistique avait quelques fonctions qui ont toutes pu être remplacées par l’IA, elle a « atteint son ACI ».

Les entreprises ont à leur portée de remplacer de nombreuses fonctions, souvent les plus répétitives ou celles à moindre valeur. Que se passe-t-il quand une entreprise va automatiser 10 %, 20 % ou 50 % de ses fonctions ? Va-t-elle être plus performante ? Plus rentable ? Complètement déshumanisée ?

La pratique va vite rencontrer la théorie car les fonctions seront à termes toutes remplaçables par une IA, de la stratégie à l’exécution, et je suis passionné par les aspects sociétaux induits par ces transformations de fond. Les sujets de gouvernance, de biais, de souveraineté sont aussi passionnants et méritent qu’on se pose et que l’on fasse les bons choix dès maintenant dans les 5 ans qui viennent. Nous, spécialistes de l’IA, avons cette responsabilité immédiate pour que les générations futures vivent au mieux cette transition. Rien n’arrêtera cette évolution, et ne rien faire serait comme ignorer le réchauffement climatique ou la perte de souveraineté, avec les effets que nous connaissons.

A.K. : L’IA va disrupter de nombreux domaines, mais je pense que son impact le plus important se fera sentir dans le domaine de la santé. Le corps humain est un générateur de données immenses, et il est impossible pour un être humain d’analyser seul toutes ces informations. En revanche, l’IA peut détecter des corrélations entre les données, identifier des dépendances et révéler des motifs jusqu’ici invisibles.

Cela pourrait marquer le début d’une meilleure compréhension des maladies rares et de leurs origines. L’IA ouvre également la voie à la médecine de précision, en permettant de proposer des traitements plus ciblés pour des groupes d’individus partageant des caractéristiques biologiques similaires.

Prenons l’exemple d’AlphaFold : avant son développement, nous avions découvert environ 200 000 structures de protéines en 50 ans. Grâce à cet algorithme, nous avons pu prédire la structure de 200 millions de protéines en seulement quelques années — une avancée considérable. Ce type de prédiction ouvre la voie à de nouvelles découvertes, tant en matière de traitements personnalisés que de compréhension des mécanismes biologiques.

Et ce n’est que le début. Le champ des possibles est immense.

Merci Alina et Arnaud

Merci Bertrand

Le livre : La Révolution IA, Arnaud Contival et Alina Krasnobrizha, Héliopole, 2024. Préface de Luc Julia.