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Et si l’austérité salariale n’était pas une fatalité

Avec une inflation atteignant des niveaux records, l’épineuse question de la hausse des salaires revient au galop, tandis que l’austérité salariale est brandie et admise sans broncher depuis plusieurs décennies. Un débat autour des salaires est absolument nécessaire selon François Perret, que nous avons interviewé à l’occasion de la parution de son livre : « Non, votre salaire n’est pas l’ennemi de l’emploi ! (Dunod).

 

Bonjour François Perret, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

François Perret : Après un rebond presque inattendu en 2021, l’économie française connaît l’une de ses pires années depuis longtemps sous l’effet de la montée de tensions inflationnistes encore imprévisibles il y a douze mois. La question des salaires refait surface, car les Français sont de nouveau exposés au risque de voir leur niveau de vie s’effondrer si leurs revenus issus de leur travail ne suivent pas le rythme infernal de la hausse des prix.

Depuis l’automne, les mobilisations, qu’on attendait surtout en réaction à la réforme à venir sur les retraites, sont beaucoup plus nombreuses que d’habitude sur le front salarial. 87% des Français (sondage Ifop pour le JDD) réclament désormais que les salaires soient même indexés sur l’inflation. Les libéraux les plus fidèles orthodoxes poussent des cris d’orfraie face à cette idée, dénonçant un risque pourtant non avéré de « spirale inflationniste ».

Alors il était temps d’ouvrir enfin le débat salarial dans notre pays ! Un débat enfoui depuis tant d’années alors que règne un climat d’austérité salariale depuis 40 ans dans les pays les plus développés auquel la France n’échappe pas.

Et si les salaires réels (c’est-à-dire après prise en compte de l’inflation) risquent encore de dévisser cette année de -2,9% faute d’alignement des salaires « nominaux » sur la hausse des prix, il faut bien comprendre qu’elle ne touche pas tout le monde de la même manière. C’est bien le problème.

Dans mon livre, je dénonce le fait que la quasi-stagnation salariale qu’on observe depuis tant d’années ne pénalise pas tout le monde de la même manière. Ce sont les plus fragiles et les classes moyennes qui subissent le plus la hausse insuffisante des rémunérations, car ce sont eux qui doivent faire face à des dépenses « contraintes » sans cesses plus lourdes (logement, transports, santé, carburant…) qui ne cessent de grignoter leur niveau de vie. Au point que c’est l’Etat, via les prestations sociales, qui cherche à compenser l’insuffisance des revenus primaires versés par les entreprises. Au risque de déficits publics toujours plus abyssaux.

L’immobilisme salarial ? Certains nous disent qu’on ne peut rien y faire. Un mal pour un bien en somme d’après eux : défendre la compétitivité de notre économie en réduisant au maximum le « coût du travail ». Les mots ont d’ailleurs leur importance. Personnellement, je ne crois pas que le travail des collaborateurs qui mouillent la chemise du matin au soir représente un « coût » pour l’entreprise, mais une ressource. Et leur salaire n’est pas qu’un « tarif », il est un véritable marqueur économique et social, à partir duquel non seulement on fait ses courses, mais aussi à l’aune duquel -à tort ou à raison- on juge de la réussite de quelqu’un et de sa position dans la société.

Alors, dans mon ouvrage, je m’efforce d’amener des clés pour réconcilier notre impératif économique (préserver notre compétitivité et l’emploi) et notre cohésion sociale, en proposant des nouvelles pistes pour augmenter les salaires sans pénaliser ni la croissance ni l’emploi.

Je me suis plongé sur cette question salariale lorsque le gouvernement m’a confié en 2019 une mission de promotion des dispositifs de partage de la valeur dans les entreprises. J’y ai alors découvert le « dessous des cartes » des rémunérations fixes et variables.

Ce livre s’appuie sur cette expérience marquante.

Il est aussi la réponse à une forme d’indignation face au fatalisme et souvent à la mauvaise foi que j’ai observés chez ceux qui passent leur temps à nous faire croire que nous sommes condamnés…à ne rien toucher en matière de revenus sans risque de faire s’écrouler notre modèle économique.

Ma conviction est exactement opposée à cela : je suis traversé par la conviction que nos entreprises, pour grandir, doivent mieux répartir les richesses qu’elles ont créées. La part des salaires dans la valeur ajoutée doit donc reprendre une pente haussière. Au-delà de mon livre, je mettrai tout en œuvre pour qu’on progresse dans cette voie vertueuse sur le plan éthique et bien plus efficace en termes de performance économique.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

F.P. : Dans les pages 149-150 de mon livre, je présente l’analyse suivante sur la manière de sortir de l’équation présentée comme souvent insoluble de la meilleure manière de concilier progrès salarial et développement économique :

« Le niveau des salaires d’après-demain, c’est celui de la réindustrialisation que nous entreprenons aujourd’hui et des gains de productivité que nous dégagerons demain pour notre économie. Je propose donc au gouvernement un « compromis productif et salarial » au terme duquel les progrès en matière de réindustrialisation et de productivité du travail qui seront visés puis observés dans le quinquennat feront l’objet d’engagements fermes et négociés à augmenter les salaires dans les branches concernées. Produire plus sans penser à récompenser les salariés pour la valeur supplémentaire créée, c’est condamner ce redressement productif dans la durée. À l’inverse, augmenter les salaires si l’on n’a pas la capacité d’élever la production, c’est se tirer une balle dans le pied à l’heure d’une mondialisation hyperconcurrentielle. Un compromis productif et salarial : une idée révolutionnaire ? À l’échelle microéconomique, Henry Ford l’avait déjà théorisé en 1922. Écoutons-le : « […] notre propre réussite dépend en partie des salaires que nous payons. Si nous répandons beaucoup d’argent, cet argent se dépense. Il enrichit les négociants, les détaillants, les fabricants et les travailleurs de tout ordre, et cette prospérité se traduit par un accroissement de demandes pour nos automobiles. De hauts salaires pour tout le monde auraient pour conséquence la prospérité générale du pays, pourvu dépendant que, à l’accroissement des salaires, correspondit l’accroissement de la production19 ». C’est pour avoir jusqu’à présent ignoré ce théorème, après l’avoir adopté durant les Trente Glorieuses, que notre pays peine à se relever. Tant que les uns se borneront à revendiquer le « progrès social » sans accepter le principe du progrès économique (qui le rend possible) et que les autres entendront réussir le redressement productif et commercial sans prétendre associer davantage aux résultats obtenus les salariés, nous échouerons à obtenir l’un et l’autre. »

Ce paragraphe, qui plaide pour un « compromis productif et salarial », est une manière de dépasser l’antagonisme entre une vision désespérément libérale, aboutissant à ne voir le salaire que comme une simple variable d’ajustement et le plaçant comme un obstacle sur le chemin du profit, et une autre vision tout aussi caricaturale aboutissant à revendiquer inlassablement des revalorisations salariales sans accepter l’objectif qui le rend possible : créer plus de richesses.

Notre pays depuis la partition de 1789 entre la « droite » et la « gauche » a toujours ressenti une passion pour les schismes aussi francs que simplificateurs. Les mêmes qui aboutissent toujours à demander aux électeurs que nous sommes de choisir entre la liberté (qu’incarnerait la droite) et l’égalité (qu’incarnerait la gauche). Je ne me résous pas à cette dualité dès lors qu’elle est présentée comme une opposition. Ne peut-on viser à la fois plus de liberté et plus d’égalité ? En économie, c’est la même chose. Je ne vois pas pourquoi l’objectif de créer plus de richesses (ce qui alimente le profit) se ferait au détriment d’un autre objectif : mieux répartir les richesses. C’est au contraire, à mon sens, l’atteinte du premier qui peut garantir le second. Et réciproquement : comment voulez-vous espérer mieux répartir les richesses si vous en créez moins ? Plus le gâteau est de taille réduite et plus pénible (et souvent inique) est sa répartition…

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

F.P. : Si je reste sur le segment de mon ouvrage pour vous répondre, il y a un modèle émergent auquel je crois énormément, c’est celui d’une plus grande association des salariés dans l’entreprise aux résultats, à la décision et au capital.

Mieux associer les salariés aux résultats de la société (intéressement, participation…), c’est une bonne manière de favoriser l’alignement stratégique, de s’assurer que les collaborateurs se sentent motivés aux performances que l’entreprise cherche atteindre. C’est une bonne manière aussi de réconcilier le capital et le travail dans un pays marqué par de tant de luttes sociales.

Permettre aux salariés de prendre part à la décision, en leur accordant une juste représentation au sein des conseils d’administration, c’est aussi une bonne façon de veiller à la qualité du dialogue social, à la bonne prise en compte de l’intérêt des salariés et finalement à une prise de décision équilibrée par les actionnaires et les dirigeants.

Enfin, l’actionnariat salarié, reste aussi une tendance forte à conforter dans les prochaines années, avec la préoccupation qu’elle puisse mieux se diffuser aussi dans les petites et moyennes entreprises.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de votre livre, quel serait-il ?

F.P. : Neuf actifs sur dix (si je laisse de côté les « indépendants ») vivent principalement de leur salaire ! Chacun peut donc se sentir concerné par le thème de mon livre.

Néanmoins, si vous croyez que cet ouvrage n’est pas pour vous, parce que vous craignez qu’il soit trop technique, pensez qu’il a été écrit pour être accessible au plus grand nombre. Les quelques mécanismes économiques utiles à sa compréhension sont expliqués de manière simple.

Cet ouvrage est avant tout un « essai » qui porte sur un aspect important de notre contrat social : la manière dont notre effort au travail est rémunéré. Davantage qu’une démonstration économique, il est un instrument au service d’une conviction, celle de la possibilité d’un « compromis » possible entre notre ambition de produire (autour de l’enjeu de la réindustrialisation si important pour l’emploi de demain) et celle de soutenir le pouvoir d’achat des Français, sans que ces objectifs ne se neutralisent l’un l’autre.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

F.P. : Quand on commence à tirer le fil d’un sujet, quel qu’il soit, il vous amène vers d’autres problématiques liées à ce sujet, directement ou non.

Je suis préoccupé par la question de l’avenir de notre modèle social et de son financement. L’effet de ciseau entre des prestations sociales toujours plus élevées et un mouvement de baisse des cotisations sociales engagé il y a vingt-cinq ans, pas entièrement maîtrisé à mon avis.

La question des vases communicants entre la fiscalité des entreprises (qu’on essaye de réduire pour soutenir notre compétitivité depuis le « CICE » et le « Pacte de responsabilité » sous le quinquennat de François Hollande) et des prélèvements sur les ménages me préoccupe également. C’est celle au fond de l’équilibre de répartition des efforts à l’échelle de la nation. Un équilibre instable.

Et puis, si on évoque les prestations sociales et la question de la fiscalité, on en arrive forcément à la question de la dépense publique et aux voies pour en améliorer l’efficacité. Un sujet sur lequel on a échoué depuis tant d’années…

 

Merci François Perret

Merci Bertrand Jouvenot

 

Le livre : Non, votre salaire n’est pas l’ennemi de l’emploi !, François Perret, Dunod, 2022.