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En marketing, une bonne analyse vise une vue panoramique et une compréhension en profondeur

Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément. Cette citation d’Albert Einstein aurait pu inspirer Daniel Bô pour l’écriture de Big Quali, un livre qui nous apprend comment comprendre plus en profondeur les phénomènes, par-delà l’illusion de vérité fournie par le nombre foisonnant d’analyses statistiques alimentées par la prolifération des données du web.

 

 

Bonjour Daniel Bô, pourquoi avoir écrit le livre Big Quali… maintenant ?

 

Daniel Bô : Pour faire un état des lieux des études qualitatives qui sont transformées par le digital et pour contrebalancer l’obsession à l’égard du quantitatif et des data structurées.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Les études marketing bénéficient d’un accroissement des données issues du web.  Les moyens technologiques facilitent la création de base de données sur mesure sur WordPress ou YouTube. Pour comprendre les évolutions, il est utile de constituer une veille des innovations expérientielles, nouveaux produits et services, formats éditoriaux, comportements sociologiques ou micro-cultures.

Une montagne de données qualitatives

Le digital et le web facilitent l’accès à des données très riches : articles, newsletters, influenceurs, études, témoignages, infos produits, photos, vidéos, médias sociaux, etc. De nombreux outils facilitent cette veille : Crawler, Pocket, Inoreader, Google alertes, Panda, Feedly, Netvibes… Les anglo-saxons nomment « desk research » ce travail documentaire. Il y a une grande diversité de sources gratuites et payantes : syndicats professionnels, presse spécialisée, bases de données, études sur étagère… À côté de l’institut Xerfi créé en 1993, qui propose 700 études autour de 2000 euros l’unité, Businesscoot a créé une offre de 800 études documentaires au prix unique de 89 euros. Plusieurs acteurs sont spécialisés dans la veille sectorielle à l’instar de Retailshake, Madame Benchmark pour le retail ou Uptowns pour l’ethnographie digitale et les signaux faibles. Avec le développement du e-commerce, des millions de fiches produit sont accessibles sur les sites des fabricants et des distributeurs. À partir de sources digitales, on peut jouer sur les captures d’écran, le recueil de liens et la compilation documentaire.

Mais la veille ne se limite pas à la collecte via son ordinateur. Il faut aller sur le terrain, observer les lieux de vente et de consommation, acheter, goûter les produits, vivre et collectionner les expériences. L’expert en marketing du commerce Franck Rosenthal a effectué plus de 3000 visites de magasins dans plus de 20 pays. C’est toujours un régal de l’entendre commenter ses photos de visites et je partage son plaisir de photographier ou de filmer la réalité pour rendre compte d’observations.

 

Cette matière documentaire enrichit l’étude à chaque stade :

–       lors de la préparation : en s’immergeant dans l’univers et identifiant les problématiques ;

–       lors du terrain : stimuli pour faire réagir les consommateurs ;

–       dans les rapports d’étude : illustrés avec des images collectées ;

–       pour des études fondamentales et des cahiers de tendances : en décryptant la veille avec des compétences de planning stratégique, analyse sémiologique et culturelle.

 

Des logiciels permettent d’aspirer la matière disponible. Ces logiciels sont surtout adaptés pour relever des contenus textuels. Nous évoquerons d’abord le potentiel des données visuelles avant de revenir sur les contenus texte dans le chapitre dédié au social listening.

 

Du bon usage des données qualitatives

 

Pour les données quantitatives, l’attention est portée sur la représentativité des échantillons. Il s’agit de pouvoir reproduire des proportions afin de simuler une population définie. Pour les données qualitatives, l’objectif est de couvrir et d’illustrer les différents types de situations. L’expérience montre que pour appréhender un phénomène, il faut une masse critique de cas.

 

Pour constituer un corpus documentaire intéressant, il faut viser simultanément plusieurs objectifs :

–       couvrir les différentes facettes de l’univers ;

–       chercher des exemples innovants, originaux, inspirants, qui se démarquent ;

–       identifier des exemples qui questionnent la norme et préfigurent de nouveaux usages ;

–       regarder toutes les dimensions de l’univers (nom, identité visuelle, design, argumentaires, communication, mode d’emploi, composition) ;

–       faire un focus sur la sous-famille dans laquelle le commanditaire souhaite s’inscrire.

 

Pour cerner un univers, il faut regrouper plusieurs dizaines à plusieurs centaines d’exemples. C’est la condition pour dresser un panorama, identifier des règles et anticiper l’évolution. Cette technique de saturation à partir d’un large corpus analysé en profondeur permet aussi de devenir la référence du sujet en question. J’ai pu vérifier à plusieurs reprises que, pour être perçu comme expert d’un sujet, il suffisait d’accumuler une documentation massive sans craindre d’être noyé.

 

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

 

Le screencast, décryptage live

Le principe d’analyser un corpus par un expert et d’enregistrer la séance en vidéo fait partie de la nouvelle panoplie du quali digital. C’est la technique du screencast qui consiste à conjuguer enregistre- ment vidéo numérique de l’affichage de l’écran et du microphone. Cette démarche d’expertise live enregistrée fonctionne bien car le commentaire est indexé sur l’image. Le spectateur voit ce qui est analysé en même temps qu’il entend l’expert. Nous l’avons mis en place à plusieurs reprises pour l’analyse UX éditorial avec une journaliste expérimentée. C’est aussi très efficace pour une analyse inter- culturelle.

 

Analyse live d’une fiche produit T-Mall

Avec le logiciel Loom, Betty Touzeau, spécialiste du e-commerce chinois, a décrypté́ la page produit de Supor (groupe Seb) sur le site T-Mall en scrollant le site et en commentant au fur et à mesure. Elle passe en revue l’agencement des menus, le choix des influenceurs pour représenter les produits, les mots et visuels utilisés, etc. Pour un public occidental ne connaissant pas bien la culture chinoise, ce cheminement progressif est très éclairant. Les commanditaires apprécient de pouvoir revisionner ces séances d’analyse.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

 

Pour comprendre un phénomène, il faut une masse d’exemples significatifs. L’analyse est d’autant plus puissante qu’elle réussit à couvrir toutes les dimensions d’une expérience ou d’un phénomène à 360°.  Une bonne analyse qualitative est macro et micro : elle vise une vue panoramique et une compréhension en profondeur (zoom). La valeur ajoutée passe par une approche culturelle et créative, qui repose sur les sciences humaines. L’analyse qualitative est un art subtil qui doit assumer sa part de subjectivité pour mieux la dépasser. Elle doit pouvoir multiplier les angles de vue et apprivoiser la complexité.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

 

Plusieurs axes de recherche nous ont occupés ces derniers mois ou sont à l’ordre du jour : les problèmes sanitaires causés par la surexposition aux écrans, les nuisances liées à l’utilisation des smartphones dans les lieux culturels (musées, concerts, cinémas), l’éclairage des lieux et plus généralement la notion d’atmosphère, les décors immersifs, les écrans digitaux et leur potentiel créatif et poétique, les règles esthétiques de l’espace public, les formes de pollution lumi­neuses et sonores, le bien­-être comme pilier de la RSE, la ruée vers l’air et l’importance de l’extérieur pour les activités sociales, le potentiel des QR­codes, les innovations éditoriales créées pour le smartphone, le vrac et les marques et les enjeux autour de l’emballage, les marques distributeur, l’alimentation végétale, le product content …

 

Merci Daniel Bô

 

Merci Bertrand

 


Le livre : Big Quali, Daniel Bô, Dunod, 2022.