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Éloge du bug : repenser notre relation au numérique

Et si les bugs devenaient des alliés inattendus pour faire face à un futur technologique hyper-efficient, rempli de promesses trop belles pour être simplement souhaitables. Un entretien avec le philosophe Marcello Vitali-Rosati, auteur de l' »Eloge du bug » donne à réfléchir.

Bonjour Marcello Vitali-Rosati, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Marcello Vitali-Rosati : Parce que je suis très inquiet. Depuis quelques dizaines d’années, les grandes entreprises numériques ont naturalisé une manière spécifique de penser et de parler des environnements techniques. C’est une rhétorique qui se base sur l’impératif selon lequel tout doit « bien fonctionner » et qui met en avant certains concepts-clés: « simple », « performant », « rapide », « intuitif », « immatériel »… Mais cette rhétorique est loin d’être neutre, elle porte des valeurs précises et spécifiques qui ne sont absolument pas universelles. Ces concepts nous privent d’une réflexion critique sur les outils, les plateformes ou les supports. Ils réduisent la littératie numérique à une simple adhésion au discours commercial (savoir faire ce que les entreprises nous proposent, savoir utiliser les outils que les entreprises nous imposent et finalement savoir acheter leurs produits). Cette injonction est devenue encore plus pressante et omniprésente avec l’accélération du « passage au numérique » déterminée par la pandémie de la COVID-19.

Le problème est que notre pensée, nos valeurs, nos visions du monde sont et devraient rester multiples et que ce numérique uniforme et homogène, fait d’applications iPhone, impose une manière de penser unique.

Au lieu de se laisser séduire par un discours qui, nous promettant de nous délivrer de toutes les tâches matérielles de notre vie, finit par nous asservir complètement à une poignée d’entreprises, ce livre, avec son éloge du bug, montre comment faire émerger un véritable esprit critique et une littératie qui soient capables de nous rendre libres à notre époque numérique.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Marcello Vitali-Rosati : Le bug dont je fais l’éloge casse le « bon fonctionnement » des technologies numériques et questionne l’impératif fonctionnel et le paradigme d’un productivisme aveugle. Ce bug ressemble curieusement à une autre chose: la philosophie, au moins telle que décrite par Platon quand il parle du fameux « démon » qui bloque Socrate. Voici le passage de mon livre où j’en parle:

Ce démon est un « signal familier » pour Socrate. Cela lui arrive souvent. « Toujours » même. La fonction de ce signal, de cette force divine, n’est pas positive. Elle est systématiquement négative : elle interdit de faire quelque chose. Plus précisément : elle lui interdit — toujours — de faire ce qu’il est sur le point de faire. C’est une étrange formulation. Socrate ne dit pas que cette force lui interdit de faire ce qu’il est sur le point de faire quand cette chose n’est pas bonne ou juste. Il dit que la force agit toujours. C’est quelque chose qui limite et entrave les actions qui sont sur le point de se produire. C’est quelque chose qui limite l’efficacité de Socrate en tant que personne agissante.

Le démon est véritablement un bug, un petit ver qui s’introduit dans le système et en empêche le fonctionnement correct. Il bloque Socrate et le rend inopérant. Tout comme les bugs en informatique : ils bloquent le cours normal des choses, ils interrompent l’action qui est sur le point d’être produite par l’algorithme et ils détruisent le « bon » fonctionnement des choses.

Socrate est donc un logiciel qui ne fonctionne pas, une plateforme au design boiteux : il ne marche pas. Et cela à cause du démon, le bug. Mais ce démon, on le sait bien, n’est rien d’autre que la philosophie. La philosophie en tant qu’amour de la connaissance est un petit ver qui bloque le fonctionnement normal des choses, qui arrête le flux et qui — voilà le positif dans tout cela — déclenche la réflexion.

Car que fait Socrate quand il est bloqué ? Que fait Socrate quand il ne marche pas (au sens propre comme au sens figuré) ? Il pense, il réfléchit, il questionne.

Le bug pourrait nous permettre de résister à la rhétorique des GAFAM, de la comprendre, de ne pas en être dupes, de la saisir, de l’analyser de manière critique et de la contrer avec différentes pratiques. Le bug pourrait être la petite aspérité qui nous permet d’avoir prise sur ce pouvoir lisse. Une petite aspérité à partir de laquelle on deviendrait capable de tout détruire, de tout changer. C’est pour ouvrir à cette possibilité que nous faisons ici l’éloge du bug.

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Marcello Vitali-Rosati : Je ne crois pas trop aux « tendances » car elles sont très souvent le fruit d’un engouement médiatique. Je crois encore moins aux tendances émergentes – souvent construction discursive qui essaye de faire passer par nouveau ce qui ne l’est pas du tout.

Je crois plutôt aux pratiques minoritaires, invisibles ou invisibilisées. Je crois en l’intelligence des collectifs qui se réorganisent de façon dynamique en produisant des possibilités de résilience. Je crois aux communautés qui se forment autour d’intérêts très spécifiques.

Je ferai deux exemples qui m’intéressent particulièrement: le travail de Robert Alessi sur le paquet LaTeX Ekdosis (ekdosis.org) et la communauté qui s’est formée autour de l’outil de conversion Pandoc – développé par John MacFarlane. Dans les deux cas il s’agit de besoins très spécifiques, difficilement « indutrialisables », mais qui représentent des visions du monde complexes et qui incarnent des savoirs faire très fins. Ekdosis est un paquet qui permet de produire des éditions critiques, avec des appareils de notes riches et complexes qui gèrent le balisage de variantes et de notes savantes en donnant à la fin un output pdf pour l’impression et un output XML TEI pour une version qui met à disposition les données textuelles. C’est un outil pensé et codé par un philologue, un helléniste qui a des compétences érudites très pointues et qui connaît les enjeux épistémologiques typiques de la philologie et de l’édition savante. L’élégance de la programmation et la précision des fonctionnalités sont époustouflantes. En ce qui concerne Pandoc, c’est un convertisseur textuel multiformat, qui permet de transformer des fichiers du markdown au docx ou au pdf ou au XML. Son concepteur et principal développeur est un philosophe, qui a donc une compréhension et une interprétation du texte typique des sciences humaines.

Autour de ces outils se sont progressivement formées des communautés d’usagers et d’usagères qui contribuent à la maintenance et au développement du code et qui permettent l’existence de paradigmes textuels qui ne sont pas mainstream.

Ce type d’expériences démontrent la possibilité de faire exister des pratiques intéressantes, lettrées et minoritaires. C’était la promesse du web à ses débuts. J’ose espérer que ce type de démarches auront une longue vie!

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Marcello Vitali-Rosati : Je conseillerais de prendre le temps pour se questionner sur ses pratiques, pour identifier ses besoins et pour bricoler des environnements numériques qui correspondent à ses visions du monde. Prendre le temps, parfois « perdre du temps », pour approfondir, comprendre, sans se laisser séduire par les promesses de « solutions » miracles qu’essayent de nous vendre les grandes entreprises du numérique.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Marcello Vitali-Rosati : Ce sur quoi je suis en train de travailler récemment c’est ce que j’appelle la « fabrique des subalternes ». C’est une manière de prendre à contre-pied les discours qui explosent à propos de ce qu’on appelle « intelligence artificielle » et sur le rapport « humain/machine ». J’en parle dans un billet de blog récent.

Depuis le lancement de ChatGPT, le 30 novembre 2022, l’espace public se remplit de discours sur l’IA, le rapport humain/machine et une série d’angoisses de différentes sortes : une des questions qui semblent redevenir d’actualité est la peur de la « catastrophe existentielle », un scénario dans lequel des superintelligences artificielles pourraient prendre le contrôle du monde. Les institutions d’enseignements craignent la disparition des capacités d’apprentissages, auteurs et créateurs voient menacés leurs activités et essayent de manières pour défendre l’originalité et la créativité humaines, plusieurs professions se sentent menacées et l’idée d’une perte massive de postes de travail semble une possibilité proche. Ces réactions et cet intérêt médiatique face à un objet somme toute assez anodin — un agent conversationnel… — révèle sans doute, en premier lieu, le grand succès du coup de publicité d’openAI, mais c’est aussi un signe de quelque chose de plus profond : une peur effrénée de voir menacée la place de “l’homme” dans le monde.

ChatGPT – ainsi que d’autre algorithmes dits d' »intelligence artificielle générative » – semble en effet avoir des capacités que, normalement, nous identifions comme étant propres des « hommes », ou plus précisément « de l’homme dans ces caractéristiques les plus élevées » à savoir d’une élite: manipuler de façon correcte la langue naturelle, sans faire de fautes, produire des discours “originaux”, faire preuve de “créativité”. En ce qui concerne le français, en particulier, la forme même de la langue, avec une orthographe complexe qui ne peut être déduite de l’oral, a pour vocation de produire des élites – qui seront capables de maîtriser cet objet complexe – et des subalternes – qui ne seront pas en mesure de le faire. Mais que se passe-t-il si un simple algorithme, une “machine”, arrive à réaliser cette prouesse mieux qu’un dirigeant? Ou, même, mieux qu’un littéraire? Une compétence qui était utilisée pour produire une hiérarchie ne peut plus l’être. D’où notre énorme angoisse. Ce qui est menacé par les LLM, ce n’est pas la spécificité des humains face à la froideur des machines, mais la tranquillité des élites qui voient s’amincir le fossé qui les sépare de la masse des subalternes.

Mon hypothèse est que les stratégies discursives de définition de l’humain en opposition à quelque chose d’autre – comme les animaux, les automates ou les machines – sont de fait, toujours et avant tout, des stratégies de production de hiérarchies sociales, culturelles et, plus génériquement, symboliques qui peuvent être comprises comme une véritable fabrique des subalternes.

 

Merci Marcello Vitali-Rosati

Merci Bertrand Jouvenot


Le livre : Éloge du bug, Marcello Vitali-Rosati, Zones, 2024