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Danger, un livre fournit un état des lieux édifiant sur nos usages numériques

 

L’humanité court un grand danger. Les effets délétères du numérique sont encore sous-estimés et ignorés par le plus grand nombre. Dans son ouvrage « Humanité et numérique » (Apogée, 2023), Servane Mouton explore en profondeur l’impact des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) sur notre bien-être, notre santé et l’environnement. Un état des lieux édifiant.

 

Bonjour Servane Mouton, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

En tant que neurologue, je m’intéresse à la cognition et en particulier au neuro-développement. Depuis plusieurs années, j’observais la place croissante des écrans dans la vie des adultes mais aussi dans celle des enfants, même tout petits. Cela m’a amenée à me pencher d’abord sur cette question : l’utilisation des outils numériques impacte-t-il le développement neurologique et socio-relationnel ?

Les publications scientifiques abondent sur ce sujet, les études ayant débuté dans les années 1980’ après la diffusion de la télévision dans les foyers. Cependant, l’arrivée des outils mobiles, en particulier des smartphones en 2007, a bouleversé les usages : on constate depuis une progression constante des temps d’écran, que les périodes de confinement ont encore accentuée.

Ainsi, alors qu’en France l’exposition aux écrans est déconseillée pour les moins de 3 ans, une étude IPSOS-UNAF publiée en 2022 estimait le temps moyen passé devant la télévision à 1h22 et celui devant un smartphone à 45 minutes chaque jour dans cette tranche d’âge. Chez les plus grands, voici des chiffres publiés en 2017, qui sous-évaluent très certainement les pratiques actuelles « post-COVID 19 » : environ 2 heures chez les 3-6 ans, 2h30 chez les 7-11 ans, 3h30 chez les 11-15 ans, quasiment 5 heures chez les 15-17 ans, idem chez les adultes.  Les deux tiers des 7-10 ans et la moitié des 11-14 ans y consacraient plus de 3 heures par jour, un quart des 15-17 ans plus de 7 heures et seulement un tiers moins de 3 heures. Aujourd’hui, les Français de plus de onze ans passent 60% de leur temps libre devant un écran.

Or, pour résumer très brièvement, l’analyse des publications scientifiques amènent le constat suivant : l’exposition régulière, quotidienne, aux écrans avant 5 ans a un effet délétère (ou au mieux neutre dans certaines études mais en aucun cas bénéfique) sur le neuro-développement (les explications sont développées dans notre ouvrage, elles reposent notamment sur les notions de période critique et de plasticité cérébrale). Nous étendons les recommandations d’éviction des écrans jusqu’à 6-7 ans pour deux raisons principales : il s’agit de l’âge d’acquisition du langage écrit dont la maîtrise et la richesse sont déterminants pour la réussite académique, et c’est aussi le moment où l’enfant mettra plus facilement des mots sur ses émotions, pourra exprimer qu’un contenu le choque, le dérange, et s’y soustraire. Au-delà de cet-âge, des études montrent que passer la majorité du temps de loisir sur écran a, pour un adolescent ou un adulte, des conséquences négatives sur le plan cognitif, en particulier attentionnel.

Il faut aussi souligner un phénomène récent dont on ne peut encore mesurer l’ampleur : celui des technoférences, soit les interférences dans la relation parents-enfants induites par l’usage des écrans par le parent en présence de l’enfant. S’il s’agit de comportements habituels et répétés, surtout au cours des trois premières années, cela affecte négativement le développement affectif, émotionnel et socio-relationnel de l’enfant.

Mais les risques ne s’arrêtent pas là : les activités sur écrans sont sédentaires, et le temps d’écran est même le paramètre de référence pour évaluer la sédentarité chez les moins de 18 ans. Les auteurs des rapports publiés en 2016 et 2020 par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ont ainsi conclu, parlant de la sédentarité et de l’activité physique chez les moins de 18 ans : « il n’est pas fréquent, dans les résultats des expertises en évaluation de risques de l’agence, que près de la moitié de la population est considérée comme présentant un risque sanitaire élevé ». Or la sédentarité est un facteur de risque cardiovasculaire indépendant, au même titre que l’hypertension artérielle, le tabagisme, le diabète, etc. C’est-à-dire qu’elle favorise la survenue d’accidents vasculaires cérébraux et d’infarctus du myocarde. Elle favorise aussi le surpoids et l’obésité, et le diabète de type 2, eux-mêmes facteurs de risques cardiovasculaires.

Par ailleurs, Selon le rapport de l’Institut National de la Vigilance et du Sommeil de 2020 : « Pierre angulaire des difficultés de sommeil des enfants et des adolescents, les écrans sont aujourd’hui au premier plan des préoccupations des spécialistes ». Or la dette chronique de sommeil favorise de multiples problèmes de santé :  les troubles métaboliques tels que le surpoids ou l’obésité, le diabète, les maladies cardiovasculaires  ; les troubles de l’humeur et certaines maladies psychiatriques comme la dépression ; les troubles cognitifs avec une diminution des performances en termes de mémorisation, d’apprentissage et de vitesse d’exécution notamment ; le développement de maladies neuro-dégénératives telles que la maladie d’Alzheimer, possiblement via des mécanismes inflammatoires neurotoxiques ; l’augmentation du risque accidentogène (accident de la vie courante, accident du travail, et surtout les accidents de la circulation ; les infections ;  certains cancers, tel le cancer du sein. De façon générale, la privation de sommeil chronique augmente le risque de mortalité.

L’usage des écrans est donc par ces deux derniers aspects un enjeu central de santé publique à court, moyen et long terme.

Mais il faut aussi considérer l’exposition aux contenus inappropriés : pornographie, violence, publicités pour l’alcool, le tabac, les e-cigarettes et « puff », les aliments et boissons à haute teneur en sucre, sel et gras ; les impacts sur l’œil, etc. Impossible d’être ici exhaustif.

Finalement, mes lectures m’amenèrent à explorer l’impact environnemental des ces nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).

A l’issue de cette période de lecture, d’échanges et de rencontres avec des professionnels partageant mes inquiétudes, ce projet éditorial est né : il m’apparaissait urgent et nécessaire de partager ces connaissances avec le plus grand nombre. Un individu ne peut modifier son comportement que s’il est correctement informé (même si cela ne suffit pas toujours !). Je suis forcément marquée par le code de déontologie médicale qui nous enjoint à apporter au patient une information « loyale, claire et appropriée ».  A ma connaissance, il n’y avait pas d’ouvrage envisageant cette question des NTIC de façon holistique, proposant ainsi un tour d’horizon des enjeux sanitaires, environnementaux et sociétaux qui leur sont liés.

N’étant pas compétente sur des sujets aussi variés, j’ai contacté des experts reconnus par leurs pairs, pour qu’ils partagent leurs connaissances de terrain et synthétisent les connaissances scientifiques disponibles. L’ouvrage est accessible au grand public (même si on m’a signalé que le titre faisait craindre le contraire !), et s’appuie sur environ 500 références bibliographiques. Nous ne partageons pas nos opinions, mais des faits. Nous ne sommes pas technophobes, mais conscients des risques sanitaires et environnementaux en présence et de l’ampleur des enjeux à court, moyen et long terme.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Nous espérons être parvenus à rendre évidentes la nécessité et l’urgence de s’interroger, de remettre en question leur place (des NTIC) dans notre société, dans nos vies ; de montrer l’ampleur des enjeux en présence, en termes de santé individuelle autant que publique, et d’altération de l’écosystème. ( …).

Sur l’aspect écologique, les études et rapports émergent depuis quelques années, ternissant l’image « immaculée » du monde virtuel. Loin de l’image de « pureté et de beauté » véhiculée par les smartphones et autres objets connectés, leur cycle de vie est source d’une pollution (dont les gaz à effet de serre, les perturbateurs endocriniens et les radiofréquences) et d’une consommation de ressources (eau, métaux, énergie) déjà phénoménales, et qui ne feront qu’augmenter de façon exponentielle si nous ne réagissons pas. Pour bref exemple, selon Jean-Marc Jancovici (Shift Project) : « En tenant compte de la fabrication des terminaux, réseaux et serveurs pour les utiliser (…) l’usage de ces réseaux sociaux émet à peu près autant que la marine marchande mondiale (empreinte carbone) ». (…) Mais aussi, et surtout, l’utilisation des outils numériques a conduit et conduit encore à une accélération sans précédent de la production de biens et de leur consommation grâce aux techniques d’optimisation et d’accélération des flux financiers, logistiques et de personnes.  Dans un système où toute production génère des pollutions, consomme de l’énergie et produit des déchets, le numérique est aujourd’hui un outil au service de la croissance et induit finalement des effets « indirects » très délétères sur le plan de l’impact environnemental.

Il n’est pas soutenable de continuer à agir comme si la virtualité pouvait s’expandre sans restriction, alors que nous habitons un monde fini, dans le sens de « délimité ».

Sur le plan de la santé, les effets délétères peuvent être consécutifs à la dégradation environnementale générée par cette industrie, ou directement liés à l’utilisation des outils numériques (…).

Certes en tant que consommateur, nous avons notre part de responsabilité quant au temps d’écran excessif et au mésusage. Nous devrions nous imposer, à nous et à nos enfants, une véritable hygiène numérique. (…)

Mais nous faire assumer l’entièreté de cette responsabilité est d’une hypocrisie et d’un cynisme effarants : les développeurs de logiciels, jeux, réseaux sociaux, etc. ont un objectif commun : nous garder connectés le plus longtemps, le plus souvent possible, afin de monnayer nos données de navigations, et/ou nous inciter à acheter divers produits en ligne.  Et pour y parvenir, d’énormes moyens sont alloués aux services de recherche et développement, et ces derniers font preuve d’une créativité et efficacité redoutables.  Nous avons tous lu et entendu parler de la neuro-économie et de l’économie de l’attention. (…)

Il est tentant de faire le rapprochement avec les cigarettiers, qui ont eux-aussi réussi à bénéficier d’une législation fort bienveillante pendant de longues, trop longues années. Les premiers avertissements quant à la toxicité de la nicotine datent du XVIIIème siècle, et la cancérogénicité du tabac est évoquée dès la première moitié du XIXème. Et les cigarettiers savaient, ceci est avéré, depuis au moins les années « 50 » mais probablement bien plus tôt. En 1906, ils avaient réussi l’exploit de faire retirer leurs produits de la liste des substances contrôlées par la Food and Drug Administration (FDA), organisme chargé de règlementer l’ensemble des substances affectant la physiologie humaine ! La stratégie élaborée par leur lobby a fait des émules : beaucoup s’en inspirent depuis…

L’hypothèse d’un intense et efficace lobbying également à l’œuvre dans le secteur du numérique, expliquant un laxisme de cette envergure, paraît pour le moins plausible. Ceci d’autant plus lorsqu’on énonce le poids financier de l’industrie numérique : en France, 56.3 milliards d’euros en 2021 ; et à l’échelle mondiale, une estimation à 4261 milliards d’euros globalement en 2016, 248 Milliards d’Euros en 2021 pour les seuls jeux vidéo.

Faudra-t-il attendre, comme pour le tabac, quasiment cent ans, avant que nous réagissions ? (…)

Il n’est pas acceptable que les intérêts financiers priment ni que la fascination pour l’innovation technologique obscurcisse notre discernement, mettant en péril le bien commun : la santé de la population, l’écosystème et l’Humanité.

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Différentes initiatives témoignent aussi d’une prise de conscience du problème.

En Suède, la ministre de l’Education a récemment pris la décision de revenir aux manuels papiers, prévoyant d’investir pour ce faire 60 millions d’euros cette année et 44 millions d’euros en 2024 et en 2025. Ceci alors que ce pays avait été l’un des plus précoces et plus intenses partisans de la numérisation de l’enseignement. Les raisons de ce revirement ? La baisse du niveau scolaire des élèves, attribuée en grande partie à l’usage des outils numériques.

La Chine, très soucieuse des performances scolaires et professionnels de ses jeunes vient de faire part de l’entrée en vigueur à partir de septembre de restrictions extrêmement strictes : l’accès à internet sera interdit aux mineurs entre 22h et 6h, et le temps d’accès limité en journée à 40 minutes avant 8 ans, 1h entre 8 et 16 ans, 2 heures entre 16 et 18 ans. Pourquoi ces mesures ? L’usage des écrans est accusé d’être responsable d’une baisse des capacités attentionnelles (concentration) et de l’esprit critique de ces jeunes utilisateurs.

Au Canada, des parents ont attaqué en justice Epic Games, l’entreprise commercialisant le jeu Fortnite, pour avoir proposé aux mineurs un produit potentiellement addictif.

En France, témoins des préoccupations croissantes des tutelles à ce sujet, plusieurs travaux législatifs pour une meilleure régulation des usages numériques sont en cours d’examen ou ont été promulgués cette année : protections des 0-6 ans face à l’exposition aux écrans, majorité numérique à 15 ans pour les réseaux sociaux, contrôle de l’âge pour l’accès aux sites pornographiques, sécurisation de l’espace internet. Mais ces mesures restent à notre sens trop timides. De plus, aucune ne vise sérieusement les problèmes fondamentaux : l’économie de l’attention et son corollaire, le capitalisme de surveillance (voir l’excellent ouvrage de Shoshana Zuboff : L’Age du Capitalisme de Surveillance). Enfin, nous sommes la cible d’injonctions contradictoires : d’un côté nous sommes censés limiter le temps que notre enfant passe devant un écran, de l’autre nous devons lui confier un ordinateur ou une tablette pour son travail scolaire.

Une association de parents, CoLINE a été créée pour lutter contre la numérisation trop systématique de l’enseignement. Également, le Collectif Attention regroupe plusieurs associations autour des enjeux, sociétaux et environnementaux des NTIC.

De très nombreux soignants ont une conscience aigüe du problème : les orthophonistes et les pédiatres sont les premiers à s’être emparés. Aujourd’hui, nous essayons de nous mettre en lien, via notamment les CPTS (Communauté Professionnelle Territoriale de Santé) afin de faire « remonter » les données de terrain aux instances dirigeante. Nous nous sommes en effet rendu compte à travers les sondages évaluant les besoins de formation au sein de ces CPTS que la thématique des écrans est très souvent citée.

Nous venons aussi de créer avec des collègues médecins et chercheurs une association, Neuro-Environnement Réseau Francophone (NERF), qui travaille sur les liens entre environnement et santé neurologique. Les écrans sont l’un des sujets que nous abordons.

Je crois qu’une mobilisation massive des soignants, des parents, des citoyens est indispensable pour que la pression sur les instances dirigeantes soit suffisante pour les amener à changer de trajectoire quant au déploiement du numérique, car les enjeux économiques et le lobbying sont extrêmement puissants.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Reprenez le contrôle de ces outils offrant un contenu délibérément addictif ou addictif-like !

Donnez d’abord l’exemple à vos enfants, et contrôlez l’usage qu’ils en font : ils ne peuvent se réguler seuls, puisque la conception de ces produits, réseaux sociaux, jeux vidéo, les rend « irrésistibles », s’appuyant sur le fonctionnement normal du cerveau, et que les enfants et adolescents sont particulièrement vulnérables à cette captation de l’attention.

D’ailleurs, est-il indispensable de leur offrir un smartphone avant 15 ans, voire 18 ans, au vue des risques auxquels leur usage expose… ?

Si vous êtes parents et que la diffusion du numérique dans l’enseignement vous est imposé alors que vous n’y étiez pas favorable, prenez la parole ! Si le faire seul est difficile, prenez conseil auprès des membres de CoLINE : ils connaissent parfaitement ce sujet. Sachez d’ailleurs que le Conseil Supérieur des Programmes du Ministère de l’Education Nationale a en juin 2022 publié un rapport très critique, préconisant de ne pas exposer les enfants à l’environnement numérique jusqu’à 6 ans, de le réserver aux situations où il n’y a pas d’alternative entre 6 et 10 ans, puis de l’employer après réflexion et avec parcimonie : globalement, aucune étude ne permet d’affirmer que ces outils apportent une plus-value au support papier. Par contre, lire sur écran est associé à une moindre compréhension et à une moindre mémorisation.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Je vais rester sur ce thème des écrans, beaucoup de travail reste à faire !

Et plus largement, la santé environnementale prend une grande place dans mes préoccupations. Nous venons d’ailleurs de créer avec des collègues médecins et chercheurs une association travaillant sur ce sujet, NERF (Neuro-Environnement Réseau Francophone). Il me parait aberrant que l’on nous forme à soigner des maladies qui pour nombre d’entre elles sont dues à nos modes de vie et à la dégradation de notre environnement. Le numérique agit finalement comme un catalyseur des travers de la société de consommation. Ne pensez-vous pas qu’il est grand temps de remettre réellement l’Humain et l’Ecosystème au centre des préoccupations économiques et politiques ?

Merci Servane Mouton. 

Merci Bertrand Jouvenot.

Le livre : Humanité et numérique, Servane Mouton, Apogée, 2023.