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Ce que j’ai appris en lisant par dessus l’épaule de Charlotte Moreau

Rencontre avec Charlotte Moreau, qui nous parle de son dernier ouvrage, Glory Box, publié en feuilletons sur Kessel. L’auteure révèle sans filtre ses motivations et la nécessité de rémunérer son temps d’écriture. Son approche moderne, échappant aux contraintes traditionnelles de l’édition, reflète aussi une évolution significative dans la manière de partager les récits aujourd’hui.

Bonjour Charlotte Moreau, pourquoi écrire ce livre en ce moment ?

Charlotte Moreau : Je vais parler d’argent direct ! Parce que le plus difficile quand vous écrivez à côté de votre métier principal, c’est de trouver le cadre vous permettant de sanctuariser et rémunérer ce temps d’écriture. Vous culpabiliserez toujours de le prendre sur votre temps de travail – le “vrai” travail, celui qui paie les factures – ou sur votre vie de famille. Et je n’ai aucune aspiration à être une de ces mères héroïques comme Mary Higgins Clark ou J.K. Rowling qui ont écrit leurs premiers best-sellers la nuit pendant que leurs enfants dormaient ! J’ai trop besoin de sommeil pour ça. Donc je repoussais mon projet Glory Box, avec la hantise que mon récit soit moins immersif, à force de laisser filer les années et la précision des souvenirs. J’étais vexée aussi qu’un éditeur renommé m’ait finalement lâchée parce que je n’étais pas “assez connue” pour écrire un récit incarné sur le journalisme et la célébrité. Alors que parler depuis cet angle mort était précisément ma démarche. Et puis la plateforme Kessel a réglé tous mes problèmes d’un coup. En publiant un chapitre payant par mois, je l’avais, mon temps d’écriture rémunéré. Les 3 jours bloqués dans mon agenda m’ont toujours suffi à élaborer et boucler un chapitre – comme beaucoup d’anciens reporters de presse quotidienne, j’écris vite – et ils me sont payés vingt fois plus qu’un contrat d’édition classique où vous touchez souvent 5% du prix de votre livre (hors taxe). C’était suffisant pour me motiver, même s’il n’y a pas que des avantages : en publiant un format en ligne sur abonnement, vous faites une croix sur tous les gens qui préfèrent tout lire d’un coup, ou pourraient tomber sur votre livre par hasard en librairies. Ou préfèrent tout simplement le papier, l’objet-livre. Vous êtes mieux rémunéré mais moins lu. Nous sommes seulement au début de ce nouvel usage des plateformes en France. J’ai vraiment le sentiment d’avoir pris la vague très tôt, en me lançant en septembre 2022.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

CM : Un passage sur la mort sociale, celui sur lequel j’ai reçu le plus de réactions. Et qui a paru dans “Il n’en restera qu’un”, mon chapitre 7.

“Au sommet de mes peurs primales, toutes celles qu’agite « Koh-Lanta » année après année, avec tous ces candidats qui ont toujours un problème avec leur père ou un truc à prouver à leurs enfants, au sommet de toutes ces vulnérabilités qui seules justifient d’aller s’entretuer symboliquement dans une nature hostile, il y a cette peur-là : celle de la mort sociale.

Si la vie elle-même devait être un jeu d’élimination, un jeu au terme duquel ce n’est jamais le plus méritant qui gagne mais le plus populaire, je le sais bien, « il n’en restera qu’un », et ce ne serait pas moi.

Bien sûr il y a quelque chose de biblique dans cette affaire. Ce jardin d’Eden transformé en enfer. Ces îles désertes d’avant la civilisation. Ce calvaire quasi christique des candidats sur les poteaux. Ces vainqueurs qui marchent sur l’eau. Ces corps affamés, épuisés, suppliciés, sur lesquels s’abattent insectes ou déluge de pluie. Ces Judas qui, après un ultime repas, vous trahissent à la lueur des torches.

« Koh-Lanta » me raconte ce que l’on fait pour être choisi.« Koh-Lanta » me raconte ce groupe qui vous protège ou vous écarte.« Koh-Lanta » me raconte mes colonies de vacances, ma place dans le bus, l’élection des délégués de classe à laquelle je n’osais jamais me présenter de peur d’être vaincue.”

Les tendances qui émergent et auxquelles vous croyez le plus ?

CM : Je vais prêcher pour ma paroisse : la feuilletonnisation des livres et leur publication en dehors de l’objet livre, en dehors du système éditorial classique. Comme au temps de Balzac ! Les séries TV, les podcasts, les franchises au cinéma, et les newsletters procèdent déjà de ce principe : la fragmentation du récit, le rendez-vous avec le lecteur. Et puis ça permet aussi de sentir le passage du temps jusque dans l’écriture de l’auteur. Intégrer l’actualité, les réactions de lecteurs dans nos textes, amener un côté “making of” quand on sent qu’on a changé de point de vue et qu’il serait cool de l’expliquer… tout nous est possible. Je suis très friande de cette dimension “meta” en tant que lectrice alors je ne m’en prive pas en tant qu’autrice.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

CM : D’oser se lancer s’il a une plume et un sujet qui lui tient à cœur, de croire en ce nouvel âge de l’écriture, qui désacralise “l’écrivain de métier”. Moi j’aime bien l’idée que les auteurs ne le soient pas à plein temps, qu’ils aient un pied dans la vie civile, ça donne souvent des projets intéressants, surtout en non-fiction, mon genre de prédilection. Et financièrement, logistiquement, on voit enfin le bout du tunnel.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

CM : Le poids. Pour les trentenaires et quadragénaires qui ont grandi dans les années 1990/2000 et leur culte absolu de la minceur, le body positivisme actuel est un virage plus compliqué que prévu à prendre. Je le vois avec les témoignages que je recueille pour le ELLE.fr Les femmes pourraient toutes se célébrer désormais, se décentrer de leur apparence physique, mais on ne désactive pas des décennies de conditionnement d’un coup d’interrupteur. Cette double contrainte et les non dits qui l’accompagnent sont d’une richesse infinie.

 

Merci, Charlotte Moreau.

 

Merci, Bertrand Jouvenot.

 


Le livre : Glory Box, Charlotte Moreau, Kessel Media, 2024.