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Au travail, la sécurité psychologique n’a jamais été aussi indispensable

Et si nous travaillions en toute confiance, sans crainte ? Cela pourrait s’avérer bénéfique à la fois à nos entreprises et à nous-même. Une hypothèse pas si folle qu’Amy C. Edmondson de la Harvard Business School explore dans son livre Fearless Organization. Interview.

 

 

Bonjour Amy Edmondson, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

Amy C. Edmondson : J’ai écrit ce livre maintenant pour deux raisons. Premièrement, l’urgence de la sécurité psychologique au travail n’a jamais été aussi grande en raison des hauts niveaux d’incertitude actuels. Lorsque le travail est simple – programmé, ou clairement prescrit, et essentiellement une question de pure exécution – la sécurité psychologique n’a que peu d’importance pour la qualité et l’expérience de travail. Mais avec l’incertitude, naît le besoin de pouvoir parler ouvertement de ses questionnements, de ses idées, de ses préoccupations et même de ses erreurs, si l’on veut que les bonnes choses se produisent pour garantir la qualité du travail, ainsi que la qualité de l’environnement de travail.

 

Deuxièmement, il y a quelques années, Google a mené une étude très médiatisée qui a montré que la sécurité psychologique était le facteur le plus important pour prédire la performance d’une équipe. À l’époque, j’étudiais la sécurité psychologique depuis de nombreuses années, mais avec l’attention que l’étude de Google lui a accordée, beaucoup plus de gens ont pris conscience de ce concept et de son importance pour la performance des équipes. Le moment était donc venu d’écrire ce livre. Je voulais m’assurer que les gens comprenaient vraiment le concept et les recherches qui le sous-tendent. Cela m’a également permis de montrer comment et pourquoi la sécurité psychologique est importante dans toutes sortes d’environnements de travail, pas seulement dans le domaine de la technologie, mais aussi dans celui des soins de santé et des services financiers, de l’automobile, des produits de consommation, et bien d’autres encore.

 

 

Un extrait de votre livre qui vous représente le mieux ?

 

A. E. : Je pense que je peux répondre à cette question de deux manières. Je pourrais vous raconter la façon dont j’ai découvert la sécurité psychologique, au début de ma carrière de chercheur, par accident. Ou bien je pourrais vous raconter une histoire du livre à laquelle je m’identifie, liée à l’expérience de quelqu’un d’autre. Je suppose que je pourrais tout aussi bien partager la première histoire, tirée du chapitre 1.

 

« …c’était une énigme.

 

Les meilleures équipes faisaient-elles vraiment plus d’erreurs ? J’ai pensé à la nécessité de la communication entre les médecins et les infirmières, pour produire des soins sûrs et sans erreur. La nécessité de demander de l’aide, de revérifier le travail de chacun pour s’assurer, dans l’environnement de travail complexe et personnalisé des hôpitaux, que les patients reçoivent les meilleurs soins. Je savais que la qualité des soins impliquait une collaboration efficace entre les cliniciens. Mais je ne trouvais pas logique qu’un bon travail d’équipe entraîne davantage d’erreurs. Je me suis demandé pendant un moment si les meilleures équipes ne devenaient pas trop confiantes au fil du temps – et ne se relâchaient pas. Cela pourrait expliquer le résultat qui me laisse perplexe. Mais pour quelle autre raison les meilleures équipes auraient-elles un taux d’erreur plus élevé ?

 

Puis vint le moment de l’eurêka. Et si les meilleures équipes avaient un climat d’ouverture qui facilitait le signalement et la discussion des erreurs ? Je me suis soudain dit que les bonnes équipes ne faisaient pas plus d’erreurs, mais qu’elles en parlaient davantage. Mais avoir cette idée était loin d’en être la preuve.

 

J’ai décidé d’engager un assistant de recherche pour aller étudier attentivement ces équipes de soins aux patients, sans idées préconçues. Il ne savait pas quelles unités avaient commis le plus d’erreurs, ni lesquelles avaient obtenu les meilleurs résultats dans l’enquête sur les équipes. Il ne connaissait même pas ma nouvelle hypothèse. En termes de recherche, il était « aveugle » à la fois à l’hypothèse et aux données recueillies précédemment.

 

Voici ce qu’il a trouvé. Grâce à une observation discrète et à des entretiens ouverts sur tous les aspects de l’environnement de travail, il a découvert que les équipes variaient énormément selon que les personnes se sentaient capables ou non de parler de leurs erreurs. Et ces différences étaient presque parfaitement corrélées avec les taux d’erreur détectés. En bref, les membres des meilleures équipes (selon les résultats de mon enquête, mais à l’insu de l’assistant de recherche) parlaient ouvertement des risques d’erreur, essayant souvent de trouver de nouvelles façons de les attraper et de les prévenir. Il me faudra encore quelques années avant de qualifier cette différence de climat de sécurité psychologique. Mais cette découverte accidentelle m’a orienté vers une nouvelle voie de recherche fructueuse : découvrir comment le climat interpersonnel pouvait varier d’un groupe à l’autre sur d’autres lieux de travail, et s’il pouvait avoir une incidence sur l’apprentissage et la prise de parole dans d’autres secteurs, et pas seulement dans celui des soins de santé. »

 

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

 

1) Les frontières floues entre le travail et la vie privée créent un besoin de conversations honnêtes sur les modalités de travail (ce qu’on appelle le travail hybride).

 

2) Les inégalités entre les races et les sexes nous poussent à avoir des conversations réfléchies, compatissantes et honnêtes sur les différences et l’équité.

 

3) Accepter, pour de bon, la difficulté de mesurer la productivité du travail intellectuel. Cela signifie qu’il faut accepter de faire confiance aux gens pour qu’ils utilisent leur ingéniosité et leur créativité afin de progresser, ensemble, dans la poursuite d’objectifs difficiles, pour lesquels il n’existe pas de recettes simples. Cette nouvelle réalité remet en question notre « pensée KPI », c’est-à-dire la tendance à assimiler l’effort aux résultats de manière simple, au lieu de reconnaître la complexité réelle et l’incertitude de la relation entre l’effort et les résultats.

 

Si vous deviez donner un conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

 

A. E. : Posez plus de vraies questions.

 

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

 

A. E. : L’échec ! Quelles formes il prend, et quand il convient de chercher à l’éviter, quand il faut l’accueillir, et comment en tirer les bonnes leçons, quoi qu’il arrive.

 

 

Merci Amy

 

Merci Bertrand


Le livre : The Fearless Organization, Amy Edmondson, Wiley, 2018.