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Les musiciens doivent innover ou disparaître

Alors que l’industrie musicale est l’un des premiers secteurs à avoir affronté les bouleversements liés au numérique, Albéric Tellier publie Ultimes Vibrations aux éditions EMS. Il y explore les leçons d’innovation que nous livrent artistes, producteurs et maisons de disques, dans un monde où créativité et transformation sont indissociables.

 

Bonjour Albéric Tellier, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Albéric Tellier : Tout le monde constate que nous vivons une période de forts bouleversements technologiques et économiques. L’essor des plateformes, l’irruption de la blockchain, la naissance des métavers, et bien sûr la fulgurante progression de l’intelligence artificielle, nous fascinent autant qu’ils nous inquiètent. En étudiant l’innovation dans la musique enregistrée, je me suis rendu compte que cette industrie a été l’une des premières à devoir se transformer face à ces bouleversements. Toutes les entreprises doivent désormais faire preuve d’agilité, de capacité de transformation, de rapidité d’exécution. Mais dans la musique, le dicton « il faut innover ou disparaître » s’applique avec une force toute particulière !

Depuis plus d’une décennie, je tente d’étudier les questions de la créativité et de l’innovation dans la musique et de détailler les contextes technologiques et organisationnels dans lesquels des albums ont été conçus, produits et commercialisés, afin de fournir des clés de compréhension nouvelles et utiles pour mieux penser et gérer l’innovation. Cette ambition m’a déjà conduit à publier deux ouvrages (Bonnes vibrations en 2017 et Nouvelles Vibrations en 2020). Au vu des changements importants survenus dans la musique ces derniers mois, de la sortie d’une chanson des Beatles grâce à l’IA aux concerts donnés par Charli XCX dans le metavers, il m’a paru opportun de conclure cette trilogie avec la sortie cette année des Ultimes Vibrations.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

A.T. : Je pense que l’anecdote qui ouvre l’introduction de l’ouvrage résume bien mon projet et l’angle d’attaque choisi pour étudier l’industrie musicale.

Le 11 février 1985 à Londres, le groupe The Police monte sur la scène des Brit Awards pour sa « contribution exceptionnelle à la musique ». À cette époque, le groupe est à son apogée. Son album Synchronicity est resté à la première place des charts américains pendant dix-sept semaines. Un succès immense qui a permis l’organisation d’une gigantesque tournée mondiale de plus de cent dates. Brandissant le trophée décerné par les représentants de l’industrie britannique de la musique, Sting, le leader du trio, se lance dans un monologue : « Si l’on me demande de donner les raisons du succès de The Police, plusieurs me viennent à l’esprit. La première est que nous avons beaucoup de chance. La deuxième est le travail d’équipe, nous formons une très bonne équipe. La troisième est que nous avons un peu de talent, voire beaucoup de talent. La quatrième est que nous bénéficions d’un management inspiré. Qui va repartir avec cette récompense ? Pour éviter les querelles habituelles, j’aimerais la remettre à notre manager, Miles Copeland. »

Que nous dit le chanteur de The Police ? Tout d’abord que la réussite artistique dépend de la détention de compétences individuelles particulières (le « talent ») qui vont être combinées au sein d’une équipe. Le bon fonctionnement de celle-ci est bien entendu un facteur clé de réussite, même si, dans la musique comme ailleurs, la chance et le hasard jouent également un rôle déterminant. Mais pour qu’une équipe s’engage dans un processus créatif, il lui faut des ressources matérielles, financières et humaines, un cadre organisationnel et des modalités de travail. Il est rare qu’un chanteur, souvent occupé à entretenir sa légende par le recours astucieux au storytelling, évoque la question du management. Or, sans sponsor pour négocier des budgets, sans conseiller pour décider de la voie à suivre, sans médiateur pour apaiser les tensions et sans arbitre pour traiter les divergences de point de vue, les musiciens ne peuvent aboutir à leurs fins. Autant de rôles essentiels à tenir par les responsables de projets et que Sting avait sans doute en tête à l’évocation d’un « management inspiré ».

Il est crucial de garder à l’esprit que dans toutes les industries créatives, la créativité des artistes s’exprime dans des processus et des cadres organisationnels qui peuvent la contraindre, l’influer ou la stimuler. Malheureusement, les principaux ouvrages sur la musique n’abordent pas le contexte dans lequel les œuvres sont produites. Cela est regrettable pour au moins deux raisons. Tout d’abord, préciser les conditions dans lesquelles un album a été créé, dévoiler les contraintes imposées par les décisionnaires, ou encore mettre au jour les jeux de pouvoir sous-jacents à sa réalisation, permettent de souligner la capacité des artistes à négocier et à convaincre, mais aussi leur aptitude à profiter des concours de circonstances : autant de qualités qui viennent s’ajouter à leur talent. Ensuite, si l’on tente de comprendre comment des chanteurs ou des groupes sont parvenus à exploiter des opportunités, prendre des risques, et mobiliser des ressources variées qu’ils ne possédaient pas au départ, alors il est possible d’en tirer des leçons pour tous les entrepreneurs et innovateurs !

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

A.T. : Les industries créatives comme la musique sont fascinantes à étudier car les expérimentations qui s’y développent annoncent généralement les bouleversements à venir dans les autres secteurs d’activité. Notre futur est déjà sous les yeux des artistes, des producteurs, des maisons de disques et de tous ceux qui évoluent dans le monde de la musique. L’irrésistible ascension des plateformes, l’essor de la blockchain, l’irruption des intelligences artificielles et la naissance des métavers sont observables dans la musique depuis plusieurs années.

Parmi les tendances qui émergent, je pense que la blockchain va bientôt se diffuser massivement dans l’industrie musicale. Comme le montre l’un des chapitres de l’ouvrage, les premières expérimentations de la blockchain dans la musique datent d’une dizaine d’années. Mais après une lente phase d’expérimentations, on peut s’attendre à une explosion des usages.

La blockchain permet la sécurisation des échanges et le déclenchement automatique de clauses contractuelles (smart contracts) : deux propriétés essentielles dans la musique. L’enregistrement, la production et la distribution d’une œuvre impliquent de nombreux intervenants. Il est donc crucial de pouvoir les identifier, les rémunérer, et protéger leurs droits. La blockchain pourrait représenter un moyen simple, sécurisé et efficace d’enregistrement des droits des artistes, utilisable comme preuve de paternité. Combinée aux smart contracts, elle permettrait de déterminer à l’avance les règles d’utilisation et de rémunération des œuvres et d’automatiser leur exécution.

À chaque écoute sur une plateforme de streaming, un micro-paiement serait déclenché et chaque contributeur rémunéré selon les termes du smart contract. Ce suivi précis de la consommation musicale offrirait des garanties à tous les intervenants : auteurs, compositeurs, musiciens, directeurs artistiques…

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

A.T. : Ce livre s’adresse aux passionnés de musique et aux personnes en charge des projets d’innovation.

Aux premiers, je conseillerais de s’intéresser aux conditions dans lesquelles les artistes produisent leurs œuvres, négocient avec leurs maisons de disques. Les chansons qui arrivent aux oreilles du grand public sont toujours la résultante d’une difficile confrontation entre des créateurs aux ambitions parfois démesurées et des décisionnaires qui entendent limiter les risques. Pour s’imposer, les musiciens doivent faire preuve d’obstination, de sens des affaires, de ruse parfois. En faisant un détour par la recherche académique sur l’innovation, j’ai pu aborder des aspects peu connus de l’industrie musicale, mais aussi de révéler des qualités souvent insoupçonnées chez les plus grands auteurs, compositeurs et interprètes.

Aux managers de l’innovation, je conseillerais de ne pas uniquement regarder ce qui se passe dans leur domaine et de faire preuve de curiosité en observant des domaines a priori atypiques, et notamment la musique. Les artistes sont de véritables éponges, capables de capter des informations de toutes natures afin de nourrir leur créativité.

En 1999, David Bowie annonçait à la BBC les bouleversements à venir avec la démocratisation d’Internet : « L’interaction entre l’utilisateur et le fournisseur sera tellement simultanée qu’elle va bouleverser nos idées sur ce que sont les médias. » Quelques années plus tard, Taylor Swift expliquait dans le Wall Street Journal : « L’avenir de la musique est une histoire d’amour. » Elle en a tiré une stratégie inédite de communauté avec les Swifties.

Ces trajectoires nous disent beaucoup des transformations de notre monde numérique. J’en suis convaincu : les innovateurs ont beaucoup à apprendre des musiciens.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

A.T. : Je vais bien entendu poursuivre mes observations dans la musique, car cette industrie est un terrain de recherche inépuisable. Je pense en particulier qu’avec l’IA nous allons assister à l’irruption de nouvelles méthodes de composition absolument fascinantes.

Mais je m’intéresse aussi de plus en plus à l’utilisation des œuvres de science-fiction comme support de créativité dans les projets d’innovation. C’est une nouvelle piste de recherche que je trouve prometteuse.

Merci Albéric Tellier

Merci Bertrand Jouvenot

Le livre : Ultimes Vibrations, Albéric Tellier, Éditions EMS, 2025.