jouvenot.com

Logiciels libres : la fin du règne des GAFAM ?

Dans son Guide pratique des logiciels libres, Thierry Pigot bouscule le monopole des GAFAM en dévoilant des alternatives gratuites et performantes. Un ouvrage engagé pour reprendre le contrôle de nos outils numériques et préserver notre vie privée.

 

Bonjour Thierry Pigot, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Thierry Pigot : Il y a deux raisons complémentaires. D’une part, en tant que journaliste spécialisé depuis trente ans dans ce qu’on nomme aujourd’hui les technologies de l’information et de la communication, j’ai vu émerger l’ordinateur personnel, Internet, les télécommunications mobiles, les « réseaux sociaux », la vidéo à la demande, et j’en passe. D’autre part, j’ai principalement travaillé pour des entreprises de presse entrant dans la catégorie des PME et même des TPE pour lesquelles l’adoption de chaque technologie nouvelle, voire de chaque tendance numérique peut constituer un défi.

Ainsi, j’ai vu naître, croître, fusionner, surperformer des start-ups devenues des licornes puis des multinationales du digital – dans des délais parfois très courts – et dans le même temps, j’ai été confronté dans des entreprises à taille humaine, à la nécessité de piloter une rédaction, soit une douzaine de collaborateurs en moyenne, en veillant à ce que chacun ait un ordinateur et des logiciels adaptés pour affronter tant le quotidien que les imprévus… le tout sans faire exploser le budget du service.

Alors que les GAFAM ne cessent de nous vanter toutes les merveilles que leurs visionnaires ne cessent de nous concocter, j’ai vu se développer autour du concept de logiciel libre, des dizaines de communautés parfois plus créatives, au sein desquelles œuvrent conjointement des concepteurs, des programmeurs, des analystes, des experts et une foule d’utilisateurs critiques qui ne laissent rien passer. Quand les GAFAM restent concentrés sur un seul et unique objectif, accroître la richesse de leur top managers et de leurs actionnaires, les associations et les collectifs réunis autour du logiciel libre travaillent au bien commun en concentrant toute leur énergie sur les besoins.

Nous avons donc un marché mondial du logiciel extrêmement dynamique où coexistent aussi bien des solutions développées par les multinationales du digital que d’autres, souvent aussi performantes qui découlent de collaborations communautaires sans but lucratif… c’est une situation qui à ma connaissance, n’existe nulle part ailleurs dans l’économie mondiale, qui touche autant les organisations que les individus et sur laquelle bien peu d’auteurs se sont penchés.

J’ai trouvé intéressant de mobiliser tant mes connaissances de journaliste que mon expérience de manager pour écrire un guide pratique abordant d’un côté la réflexion stratégique et de l’autre, les solutions logicielles entièrement libres capables d’y répondre pleinement.

Pourtant, il n’y a là rien d’original, les administrations notamment dans l’Union européenne et de très nombreuses grandes entreprises privées se penchent sérieusement sur le recours aux logiciels libres pour améliorer leur fonctionnement depuis une décennie environ. En France, il existe une liste des logiciels libres dont l’usage est recommandé et encadré dans nos administrations.

En me basant sur mes habitudes autant professionnelles que personnelles, j’ai identifié des usages courants : la bureautique, le classement et la retouche de photos numériques, le mixage de séquences audios, le montage et la production de vidéos, sans oublier le courrier électronique et la navigation sur la Toile.

Outre des conseils et des mises en garde pour utiliser un ordinateur personnel dans les meilleures conditions à la maison, dans une association ou au bureau, j’apporte aussi des éclairages sur nos responsabilités face aux aspects les moins bien documentés du numérique. Dans le même temps, j’invite le lecteur à découvrir une vingtaine de logiciels libres et entièrement gratuits qui sont parmi les meilleurs de leur catégorie, tout en assurant à leurs utilisateurs la confidentialité de leurs données.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Thierry Pigot : Voilà une question à laquelle il est assez difficile de répondre pour un auteur… je propose de découvrir une des pages de l’introduction.

« Qu’on s’équipe ou se rééquipe, il est difficile d’identifier d’emblée les logiciels absolument indispensables. Dès lors, la tentation est grande de laisser les acteurs de ce marché – fabricants d’ordinateurs, éditeurs de logiciels et promoteurs de services en ligne – faire les choix à notre place sans s’interroger plus avant sur ce qui en découle. C’est d’autant plus dommageable que si l’on y prend garde, la facture atteint vite des montants qui grèvent considérablement le budget des particuliers comme celui des entreprises.

Mon objectif avec ce livre consiste à proposer une approche rationnelle et raisonnée de l’informatique personnelle en s’appuyant sur les logiciels libres : des solutions qui permettent de s’équiper sans dépenser afin de réaliser toutes les tâches du quotidien dans les meilleures conditions. En se penchant au fil des chapitres sur les principaux domaines d’application de l’informatique personnelle, il s’agit d’en prendre résolument le contrôle en s’appuyant sur des outils sûrs, performants et faciles à prendre en main. En résumé, chacun peut au moyen des logiciels libres, élargir la palette des outils qu’il utilise et s’affranchir lorsque c’est son intérêt, des produits proposés par les seuls circuits commerciaux.

Dans certains secteurs d’activité stratégiques pour l’économie, les logiciels libres caracolent en tête des solutions déployées, laissant à la traîne celles qui, répondant à d’autres stratégies, sacrifient sur l’autel de la loi du marché, l’intérêt des utilisateurs comme celui des organisations pour lesquelles ils œuvrent. Au-delà des avantages tangibles que sont la gratuité et l’accessibilité, les promoteurs des logiciels libres invitent à bâtir une relation responsable et apaisée avec les technologies de l’information et de la communication. À cette fin, les logiciels libres garantissent les droits des utilisateurs autant que ceux des auteurs au travers d’une licence qui garantit quatre libertés fondamentales : la liberté d’utiliser le programme, la liberté d’étudier son fonctionnement en ayant accès à son code source, la liberté de redistribuer des copies afin de le partager avec d’autres et la liberté d’améliorer le logiciel en modifiant son code source à condition de publier ces améliorations pour en faire profiter la communauté.

Ce contexte vertueux emprunt d’un certain humanisme débouche sur des réalités bien concrètes qui profitent à quiconque s’intéresse aux logiciels libres ou choisit de les utiliser. »

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Thierry Pigot : Bien sûr ce qu’on appelle si maladroitement l’intelligence artificielle va jouer un rôle de premier plan dans le numérique. On mesure difficilement ce qu’on peut en attendre sur le plan économique, social ou politique, mais il va aussi falloir sérieusement réfléchir aux implications éthiques et lui donner un cadre.

En plus, nous autres, francophones devrons dédramatiser cette notion qui n’a d’intelligence que le nom, comprendre qu’il ne s’agit que d’une ressource technique qui connaît d’énormes limitations, et qu’il faudra savoir en encadrer strictement les usages comme nous le faisons déjà pour d’autres productions industrielles risquant d’impacter les équilibres sociétaux ou environnementaux. Dans le monde anglophone, la notion d’intelligence quand elle relève d’un élément technique, est comprise dans le sens de renseignement. Par exemple, l’Intelligence Service est le service de renseignement, britannique, idem pour la CIA, à savoir l’Agence centrale de renseignement étasunienne. En français, le mot intelligence renvoie à la conscience humaine, ce qui est source de confusion à l’heure où il faut penser l’IA.

S’agissant d’éthique, il y a urgence. La sphère militaro-industrielle par exemple, n’attend pas que la société et ses représentants s’interrogent sur la nécessité éventuelle de légiférer, d’autant que ces réflexions doivent être menées au niveau des instances internationales, ce qui ne plaide guère pour que la raison l’emporte sur la force qu’elle soit militaire ou même économique.

L’autre défi technologique de taille qui nous attend est celui du calcul quantique, même s’il reste encore hypothétique, en dépit des prétentions de certains groupes tels que Google. Passer des bits aux qubits cache bien plus qu’une évolution algorithmique qui passerait de deux à quatre niveaux de profondeur. Le calcul binaire s’appuie sur des valeurs fondées entières faites de 0 et de 1, le calcul quantique fait entrer d’autres notions comme la transition, l’indétermination ou la superposition d’états.

Outre qu’il reste à concevoir des circuits capables de maintenir ces états suffisamment longtemps pour que des opérandes puissent leur être appliqués, il faudra inventer des langages de programmation et des compilateurs capables de traduire les structures algorithmiques adaptées.

Cela dit, l’ordinateur quantique n’a pas vocation à entrer dans les foyers, il est destiné à remplacer les supercalculateurs des centres de recherche dédiés aux sciences fondamentales pour comprendre les relations qui régissent le fonctionnement des séquences de l’ADN, découvrir les mécanismes quantiques qui conduisent à la fusion ou à la fission des nucléons ou encore, simuler différents scénarios pour valider les notions de Big Bang ou de Big Bounce s’agissant des origines de l’Univers. Et il connaîtra aussi sans doute une foule d’autres applications jusque dans les sciences humaines.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Thierry Pigot : Il devient urgent de réapprendre à protéger nos vies privées, nos intimités autant au plan individuel que familial, dans la sphère amicale comme dans la sphère professionnelle.

Les lieux que nous fréquentons, nos habitudes de consommations, nos relations personnelles ou professionnelles, nos divertissements, nos données médicales, les éléments numériques que nous créons appartiennent exclusivement à notre domaine privé.

Nos proches, nos amis, nos relations doivent apprendre, ou réapprendre à en respecter l’inviolabilité absolue sans avoir obtenu l’autorisation expresse d’en faire autrement. Et les organisations qu’elles soient publiques, privées, associatives ou autres, doivent s’en voir restreindre l’usage à la seule fonction qui motive un traitement s’il y a lieu et seulement pour un motif consenti, et s’en voir interdire la cession ou la communication à des tiers pour quelque motif que ce soit.

Il n’y a qu’à ce prix que nous resterons maîtres de nos destins. Les récentes élections présidentielles américaines ont montré que nous étions entrés dans l’ère des fausses informations ciblées. C’est si effrayant que ça renvoie le roman « 1984 » de George Orwell au rang de sympathique conte pour enfants… même si nous devrions tous prendre le temps de le (re)lire.

Nil nove sub sole… il faut nous détourner des Docteur Folamour à la Elon Musk et tout faire pour échapper à leurs délires exclusivement destinés à alimenter leur hyperégotisme destructeur au détriment de toute autre considération.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Thierry Pigot : J’aimerais mener à bien un projet qui me tient à cœur : traduire le livre de l’astronome Carl Sagan intitulé « Pale Blue Dot: A Vision of the Human Future in Space » à condition évidemment de trouver un éditeur prêt à le publier. C’est une parole scientifique pleine de sagesse qui peut nous aider à affronter collectivement les défis du 21ᵉ siècle.

Merci Thierry Pigot

Merci Bertrand Jouvenot

Le livre : Guide pratique des logiciels libres, Thierry Pigot, Puit Fleuri, 2024.