jouvenot.com

Le marketing prend rendez-vous avec le futur

Frédéric Jallat, auteur de « Le marketing aujourd’hui : 25 nouvelles tendances » (De Boeck Supérieur), partage sa vision des dynamiques actuelles qui redéfinissent le marketing. Quel avenir pour le marketing face à la diversité des univers, le bouleversements des valeurs, la puissance des algorithmes et des outils d’analyse, les nouvelles conduites des entreprises ? Interview.

Bonjour Frédéric Jallat, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Frédéric Jallat : Nous souhaitions analyser les évolutions du marketing à l’aune des nombreuses perturbations d’un environnement complexe, instable et turbulent -posant d’entrée le principe selon lequel le consommateur continue d’être le point de convergence central et le grand orchestrateur de l’ensemble des évolutions en cours dans le domaine.
Des bouleversements environnementaux, technologiques, politiques, une mondialisation chaotique, une crise sanitaire d’ampleur mondiale, une diversité des formes de contestations et de résistances à l’économie libérale, un attrait brutal pour la dé-consommation, le retour important du culturel comme du spirituel, une multiplication des modes d’information et de communication, un accroissement des tensions géopolitiques, économiques et des fragmentations socio-culturelles impactent le domaine en une rapide et radicale combinatoire.
Nous avons pris le parti d’aborder la complexité des lignes-maitresses de cette évolution en articulant nos idées autour de 25 paradoxes, évolutions concomitantes et faussement antagonistes, qui expriment dès à présent les lendemains possibles du marketing.
Pour en faciliter la lecture, ces 25 grandes tendances qui, de notre point de vue, dessinent le marketing aujourd’hui peuvent s’organiser autour de quatre grands thèmes fédérateurs et structurants: bouleversements des valeurs, diversité des univers, puissance des algorithmes et des outils d’analyse, nouveaux modes de conduite des entreprises.
Certaines des tendances abordées ici sont déjà bien identifiées, d’autres sont plus incertaines mais méritent tout autant d’être investiguées.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

F.J. : La vision idéalisée du récit marketing –largement critiquée parce qu’en partie critiquable- recyclant certains des travers d’une approche résolument consumériste à l’aune des actualités, valeurs et orientations macro-sociétales, semble ignorer certains dangers d’un monde techno-libéral sans entrave (obsolescence programmée ; darkweb et criminalité en ligne ; isolement, perte de repères ou conformismes rigides liés aux réseaux sociaux ; concentration des pouvoirs numériques et monopoles de fait, etc.)
Nous serions mieux inspirés, à la lumière de Tay par exemple, le chatbot génial et bien-pensant développé par Microsoft devenu raciste et fou en quelques jours, de garder une vision critique et nuancée des annonces technologiques actuelles -un principe chaque jour rappelé par nombre de promesses non tenues (se souvenir de l’aventure Theranos parmi d’autres).
Fidèle aux principes essentiels du marketing, l’innovation nous parait duale -sociologique autant que technologique et, n’en déplaisent aux tenants d’un discours béat sur les lendemains annoncés, continuera longtemps de l’être encore.
Gardons bien conscience des bénéfices et des limites de chacune des approches, des synergies possibles entre ces deux indispensables pendants de l’innovation.

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

F.J. : Elles sont, là encore, fondées sur l’analyse des antagonismes actuels et la façon dont il nous faudra les résoudre :
– Les questions que posent l’actualité sanitaire sont parfois perçues et annoncées comme des accélérateurs de l’innovation alors même que nous assistons à un tassement voire aux prémices d’une possible diminution de l’espérance de vie, expliquée par l’émergence des risques comportementaux d’une part (mauvaise alimentation, stress et sédentarité parmi d’autres), des risques environnementaux d’autre part (pollution, déforestation, agriculture extensive notamment).
– L’analyse géopolitique -pourtant instrumentale- est généralement absente du questionnement marchand, elle qui structure aussi les rapports et les jeux de pouvoir économiques, financiers, logistiques et l’accès à des ressources rares à l’aune d’un environnement désormais plus radical et brutal.
– Les travers de la pollution numérique et, pire encore, les effets délétères de mondes virtuels sont passés sous silence alors qu’on pense qu’avec 2 % des émissions totales de gaz à effet de serre, l’empreinte carbone du stockage de données est aujourd’hui supérieure à celle de l’industrie aéronautique.
Quant aux métavers qui nous promettent des lendemains qui chantent, permettant à chacun de vivre sensations et émotions de façon immersive, plusieurs incohérences dans un discours prophétique mais encore hypothétique ont été mises en exergue. Ces dispositifs technologiques génèrent ainsi de nombreuses inquiétudes, notamment liées à la porosité qu’ils peuvent favoriser entre mondes réel et virtuel. Nous serions, en réalité, de plus en plus déconnectés de la réalité -diminuant nos sorties, réduisant la variété de nos divertissements tout autant que l’intensité de nos relations interpersonnelles.
Le fondateur de Facebook, devenu opportunément Meta, passe aussi plusieurs sujets d’importance sous silence : coût énergétique du projet, problème de capacité du réseau (encore trop faible), bataille à venir pour l’instauration d’un système d’exploitation unique, improbable et complexe.
La mauvaise réputation de l’entreprise et de son dirigeant entachent un message qui enjoint de travailler, tous ensemble, de façon collaborative. Quant aux possibilités de socialisation que ces mondes virtuels ouvrent aux utilisateurs, on a pu estimer que près de la moitié des internautes sur Second Life étaient en situation de handicap social ou physique… formidable nouvelle ou facteur supplémentaire d’inquiétude ?

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet ouvrage, quel serait-il ?

F.J. : Technologie ne vaut pas stratégie.
C’est l’indéniable apport du marketing que d’intégrer le consommateur à la réflexion stratégique des entreprises. Sans cet effort de réflexion et d’analyse continuelles, toute entreprise se révèle sourde aux tendances et aux évolutions qui marquent le succès de certaines des organisations les plus ouvertes, prospectives, innovantes à l’heure de grands défis et d’incertitudes toujours croissants.
A cet égard et malgré plusieurs évolutions technologiques majeures -qui n’en étaient encore qu’à leurs prémices il y a cinq ans- rappelons-nous que les modèles de rupture les plus fréquents restent essentiellement motivés par les clients car ce sont eux -non les technologies ou les nouveaux entrants- qui représentent les véritables perturbateurs, facteurs de discontinuité essentiels des (r)évolutions marketing en cours.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui pourraient vous passionner ?

F.J. : Ils sont, pour le moment, au nombre de deux et se chevauchent probablement :
– Comment l’humanité va-t-elle pouvoir trouver à s’épanouir dans un monde pensé à l’aune d’un modèle technologique sans entrave, promu comme seul avenir radieux et sans nuage ?
– Comment les entreprises pourront-elles idéalement combiner stratégies high-tech et approches high-touch ?
Merci Frédéric Jallat
Merci Bertrand Jouvenot

Le livre : Le marketing aujourd’hui : 25 nouvelles tendances, Frédéric Jallat, De Boeck Supérieur, 2024.