jouvenot.com

Le Web3 va bouleverser la politique, mais pas que

Derrière le terme de Web3 se cache un mouvement de fond : une décentralisation du pouvoir dans les secteurs des affaires, de la culture et même de la politique. Pour mieux comprendre, nous avons interviewé Jérémy Giraud, l’auteur de Le Web3 pour tous (Diateino 2023).

 

Bonjour Jérémy Giraud, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

J’avais le sentiment que nous vivions un moment de bascule parallèle du côté de la société
civile dans son ensemble comme de l’écosystème crypto. Cet écosystème s’est construit
autour d’une idée forte : décentraliser le pouvoir des institutions, au sens hégélien du terme.
C’est-à-dire livrer dans les mains des citoyens, consommateurs, petites entreprises… bref
des petits acteurs soumis au joug de l’arbitraire des puissants les instruments d’un
contre-pouvoir réel. J’insiste sur la dimension réelle du contre-pouvoir, car nous vivons un
moment historique où les contre-pouvoirs traditionnels ne sont plus opérants :
– Les syndicats représentent désormais une minorité de travailleurs dans l’essentiel des
démocraties libérales. Ils n’ont plus la capacité, même unis, de s’opposer aux réformes
menées par les gouvernements libéraux/pro-entreprises.
– Les institutions judiciaires et administratives indépendantes sont malmenées. Elles
manquent de moyens matériels de réaliser à bien leurs missions, deviennent les lieux de
conflits d’intérêts récurrents et ne recueillent plus la confiance des citoyens. La critique du
conseil constitutionnel au cours de la réforme des retraites en France, la mort récente de
Nahel qui ravive le sentiment d’injustice parallèle des policiers et des habitants des
quartiers.
– L’inefficacité de l’ARCOM et de la CNIL maintes fois soulignés
– L’échec récurrent de l’ONU à peser dans les affaires géopolitiques du monde
Si l’on se positionne comme structuraliste, lorsqu’on se détache des événements localisés et
des contextes particuliers pour prendre une vue d’ensemble et observer les grandes
dynamiques du monde, cet effacement des contre-pouvoirs dans les démocraties libérales
est particulièrement criant.
Une fois ce constat fait, j’ai noté en parallèle que l’univers des crypto-actifs ne formait pas un
monde apolitique peuplé uniquement de personnes en quête de profit individuel comme
l’image d’Épinal médiatique pouvait le dépeindre.
Au contraire, j’ai trouvé dans cet écosystème une variété de pensées ancrées dans des
courants philosophiques divers allant de l’anarchisme de Proudhon au conservatisme
autoritaire de Confucius en passant par un libertarianisme teinté de transhumanisme.
En multipliant les articles à charge sur le Bitcoin et les crypto-actifs, les médias traditionnels
ont réussi à jeter l’opprobre sur ce monde dans les yeux du grand public. En jetant
l’opprobre sur ce monde, les médias ont fait converger vers le milieu crypto des individus
uniques situés aux marges du Zeitgeist, de l’esprit du temps comme dirait Hegel.
Au sein des marges on trouve de tout, mais notamment des pensées, des personnes, des
projets qui font partie des solutions pour répondre aux grands défis de l’humanité au
XXIème siècle, parmi lesquels :
– Comment créer un système monétaire nouveau fondé sur un équilibre des pouvoirs,
capable d’accompagner une dynamique de paix dans un monde instable privé de
superpuissance monétaire ?
– Comment faire collaborer ensemble des milliards d’individus culturellement différents pour
maintenir l’habitabilité d’une grande partie de la Terre lorsque le système multilatéral des
États ne fonctionne pas pour assurer une coordination efficace à l’échelle planétaire ?

Beaucoup d’intellectuels ayant réfléchi au sujet des cryptomonnaies les voient comme des
innovations technologiques. C’est en partie normal car c’est ainsi que leurs protagonistes les
plus actifs, en l’occurrence les développeurs informatiques, les ont présentés.
Selon moi c’est une erreur : les crypto-actifs sont bien moins une innovation technologique
qu’une innovation politique. D’un point de vue purement technologique, la blockchain est en
réalité assez limitée dans sa pertinence comparée à une base de données classique.
D’ailleurs la percée récente de l’intelligence artificielle montre bien la différence de potentiel
entre ces 2 technologies. L’autre différence tient au fait que l’intelligence artificielle n’est pas
une innovation politique : sa fonction est précisément de reproduire le réel mieux que les
humains dans une large gamme de fonctions.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Le désamour des populations occidentales pour la politique combiné au système français de
démocratie représentative conduit un grand nombre de Français à tenir la chose politique et
la chose électorale pour le même objet.
Le Web3 défend au contraire l’extension du débat politique à d’autres univers que la sphère
électorale. En ce sens, ce mouvement de fond rétablit une vieille tradition de notre
philosophie politique occidentale : la politique touche à toutes les dimensions collectives de
la cité.
Certains chercheurs évoquent le concept de constitutionnalisme computationnel : le fait
constitutionnel est défini par du code informatique. Une fois les principes et les règles
collectives définies, l’informatique rend automatique l’application des règles et des
sanctions.
Régenter l’ensemble du droit par du code informatique demeure une utopie, car les
situations de conflit juridique sont singulières. Or, tout algorithme a pour principe fondateur la
capacité d’effectuer un ensemble d’actions sans ambiguïté. La machine est un exécutant
non doté d’un jugement propre, alors même que rendre la justice implique nécessairement
une faculté d’appréciation d’une situation au cas par cas. C’est même tout le principe de la
jurisprudence qui possède une place prépondérante dans notre dispositif juridique
contemporain. Toutefois, définir des catégories de sujets publics sur lesquels une exécution
automatique des jugements est possible fait sens. Comme toute utopie, elle ne se réalise
jamais pleinement, mais certains de ses principes pénètrent la vie publique (le phalanstère
de Charles Fourier et la banque du peuple de Pierre-Joseph Proudhon au XIXe siècle ont
échoué, mais ont aussi mené à la création du secteur coopératif, rassemblant aujourd’hui
les associations et l’économie sociale et solidaire).
Le Web3 est rempli d’acteurs misant sur une refonte idéologique et politique des
organisations, et plus largement du monde. Si vous souhaitez en savoir plus, je vous invite à découvrir Metagov, vous y trouverez une vaste bibliothèque d’articles et de contenus dédiés
au croisement du Web3 et des sciences humaines.
La Convention citoyenne pour le climat a été constituée en octobre 2019 par le Conseil
économique, social et environnemental pour définir des mesures susceptibles de réduire les
émissions de gaz à effet de serre. La Convention a formulé 149 propositions, mais plusieurs
d’entre elles n’ont pas été transcrites dans la loi, et beaucoup ne l’ont été que partiellement,
alors même que le gouvernement avait promis de reprendre les propositions sans filtre.
Une prochaine Convention citoyenne pour le climat pourrait être assurée de voir ses
propositions traduites dans la loi sans intermédiaire, grâce au code informatique : il suffirait
d’inscrire lesdites propositions sur une blockchain publique qui les enregistrerait de manière
automatique au Journal officiel. Grâce à la blockchain, chaque citoyen pourrait vérifier si une
proposition citoyenne a bien été votée et appliquée.
De nombreux cas d’usage sont imaginés aujourd’hui pour changer la pratique de la politique
grâce à la technologie blockchain. En voici une liste non exhaustive :
· le financement des campagnes politiques ;
· la définition collective d’une constitution ;
· le vote électronique ;
· la coconstruction d’un programme politique ;
· la transparence sur l’usage des fonds publics.
Aujourd’hui, aucune de ces applications n’est mature en politique. Il y a fort à parier que
certaines ne le seront même jamais, mais que d’autres, non prévues par les futurologues de
salon, voient le jour dans un avenir lointain. L’intérêt d’une technologie repose aussi sur le
côté imprévisible de son avenir : personne ne peut prédire comment celle-ci va évoluer et
sera utilisée !
Si le Web3 apporte des solutions positives à la société en matière de vie privée et d’exercice
de la citoyenneté, sa contribution prend une proportion supplémentaire au sein des pays
émergents ou sous-développés, où les institutions ne sont pas pleinement en place et
laissent un espace aux solutions Web3 pour se développer.

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Je crois que la blockchain est une innovation politique qui permettra à terme de se passer
d’une culture commune pour créer de la confiance dans un groupe. À mon sens, ce rôle
fiduciaire à une échelle macro permise par sa technologie relève de sa mission historique.
À plus brève échéance, je crois beaucoup à la démocratisation des NFTs pour fédérer une
communauté. Cette tendance va se décliner dans tous les champs communautaires : les
entreprises pour fédérer leurs clients, les créateurs pour rassembler leurs fans, les En outre, je mise énormément sur le potentiel à long terme des DAOs. Les DAOs sont des
communautés en ligne dotées d’un budget de gestion en crypto. Ce sont des structures
hybrides entre le forum en ligne traditionnel et l’organisation classique sous forme
d’entreprise ou d’association. Une DAO rassemble à la fois la possibilité de se créer en ligne
entre des personnes qui ne se connaissent pas et de voir croître rapidement sa base de
membres, mais permet aussi de définir des rôles, des objectifs à chaque membre et de les
rémunérer en fonction comme dans une organisation traditionnelle.
La DAO se définit pour sa raison d’être et son ouverture à l’extérieur avant tout.
Aujourd’hui les exemples de DAOs qui fleurissent touchent essentiellement aux sujets
techniques, à l’investissement, bref à des sujets qui ne sont pas encore grand public.
Les DAOs émergent encore à peine, elles ont vocation d’après moi à prendre une place
beaucoup plus structurante dans la décennie à venir.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Agissez comme des grands curieux : si le sujet vous intéresse, allez lire les sites
d’informations spécialisées et mettez les mains dans le cambouis. Allez tester des outils
Web3 par vous même pour comprendre leur fonctionnement.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Je souhaite creuser davantage les interactions entre le champ politique et le champ
technologique.

 

Merci Jérémy Giraud,

 

Merci Bertrand Jouvenot

 


Le livre : Le Web3 pour tous – Comment l’Internet de demain va révolutionner votre vie (et le monde), Jéremy Giraud,  Diateino, 2023.