100 idées reçues qui vous empêchent de mieux manager
A l’instar de Gustave Flaubert et son Dictionnaire des idées reçues, Frédéric Fréry n’a pas manqué de constater que le management constitue lui aussi un formidable réservoir d’idées reçues. Pour lutter contre préjugés, idées préconçues et croyances implicites, il fallait un livre : 100 idées Impertinentes pour mieux manager. Interview.
Bonjour Frédéric Fréry, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?
Frédéric Fréry : Je suis professeur de stratégie d’entreprise depuis plusieurs décennies, et à ce titre j’ai pu observer, à la fois dans mes cours, dans mes interactions avec des dirigeants et dans mes travaux de recherche, à quel point le management fait l’objet de préjugés, d’idées préconçues et de croyances implicites. Par exemple, tout le monde ou presque pense que les récompenses stimulent la motivation, qu’il faut écouter ses clients, que le monde est de plus en plus turbulent, que la part de marché est un bon indicateur de performance, ou encore que ce sont les individus plus compétents qui sont promus. Or, la réalité est bien plus complexe et bien plus contrastée. Mon ambition n’est pas de dire que ces idées sont fausses, car elles sont parfois vraies, mais de souligner qu’elles ne le sont pas toujours, et que l’inverse peut l’être tout autant. Cet ouvrage s’intitule « 100 Idées Impertinentes pour mieux manager », mais il aurait aussi pu s’intituler « Contre 100 idées reçues qui vous empêchent de mieux manager ».
A partir de ce constat, j’ai enregistré toute une série de courtes vidéos pour le site Xerfi Canal. Cet ouvrage est la sélection du texte de 100 de ces vidéos, classée en six chapitres (Management, Innovation, Organisation, Stratégie, Concurrence, Performance). Je suis très fier qu’il ait été publié par la Harvard Business Review. C’est en effet la première fois de son histoire que cette revue prestigieuse, dont l’influence managériale est sans équivalent, publie un ouvrage original en français qui n’est pas une traduction.
Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?
Voici une des 100 idées : « Pour être promu, ne soyez pas trop compétent »
Peut-être avez-vous parmi vos collègues des personnes extrêmement compétentes dans leur domaine, qui maîtrisent parfaitement les subtilités techniques de leur métier, auxquelles on fait régulièrement appel lorsqu’une difficulté particulièrement ardue se présente, mais qui pourtant n’ont jamais été promues à un poste de responsabilité. À l’inverse, vous connaissez peut-être aussi des responsables, des managers ou des dirigeants dont l’expertise opérationnelle est discutable, qui semblent moyennement qualifiés pour exercer les différents métiers qu’ils supervisent, voire qui affichent ostensiblement leur détachement lorsque l’on aborde des questions trop techniques, mais qui pourtant connaissent une progression de carrière rapide et impressionnante. Comment se fait-il que les plus compétents semblent stagner, alors que les moins compétents sont promus ?
En fait, cela s’explique très simplement. Dans toutes les organisations, les experts techniques sont particulièrement précieux. C’est en effet sur eux que repose le savoir faire et la compétence qui sont à l’origine de l’avantage concurrentiel. La théorie stratégique nous enseigne que le succès dépend de la maîtrise de capacités distinctives, qui doivent être cultivées, protégées et développées. Or, ces capacités sont le plus souvent la combinaison des expertises des individus les plus qualifiés. De fait, conserver ces individus à leur poste constitue un impératif stratégique pour l’organisation qui les emploie. Dit plus simplement, lorsqu’une personne est particulièrement compétente à son poste, il serait risqué de lui donner une promotion : mieux vaut la maintenir là où elle est et continuer à profiter collectivement de son expertise.
À l’inverse, ceux qui ne sont pas les plus compétents peuvent être promus sans risque : non seulement on n’entamera pas l’expertise collective en les nommant à un poste plus élevé, mais de plus ils se montreront peut-être plus utiles dans une fonction de supervision qu’ils ne l’étaient dans une fonction technique, qui après tout n’était peut-être pas faite pour eux.
Par conséquent, si vous voulez obtenir une promotion, veillez à ne pas être identifié comme techniquement très compétent. Si vous démontrez quotidiennement à vos supérieurs combien vous maîtrisez parfaitement l’expertise technique liée à votre fonction, ils ne courront pas le risque de vous promouvoir.
Ce conseil est particulièrement précieux si vous avez une formation technique poussée, et en particulier si vous êtes ingénieur. Paradoxalement, un ingénieur qui réussit cesse le plus souvent d’être ingénieur pour devenir manager. Au fur et à mesure de sa progression hiérarchique, son expertise technique lui est de moins en moins utile et, à l’inverse, ses compétences en management deviennent de plus en plus discriminantes. De fait, si vous êtes ingénieur et que vous souhaitez être promu (mais cela se vérifie aussi pour les avocats, les professeurs ou les médecins), ne cherchez pas à exceller sur le plan technique. Cultivez plutôt vos compétences politiques et relationnelles.
Au total, en termes de progression de carrière, l’expertise est un frein, et la meilleure manière de ne jamais obtenir une promotion, c’est d’être trop bon à son poste.
Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?
F.F. :Les entreprises font face à deux tendances dont l’impact est déjà considérable. D’une part, le dérèglement climatique, qui met au devant des préoccupations managériales les questions de RSE, la finance verte, le développement durable, la décroissance et la frugalité. D’autre part les progrès du numérique, avec notamment l’intelligence artificielle, le métavers, le web 3.0, la blockchain et l’informatique quantique. Ce qui est regrettable, voire dangereux, c’est que pour l’essentiel ces deux tendances sont indépendantes l’une de l’autre, voire opposées : la doxa écologiste est globalement anti-technologique, alors que les chantres du numérique se préoccupent trop peu de l’environnement. J’attends avec impatience que ces deux mondes se rencontrent, et que notre ingéniosité technologique soit mobilisée pour résoudre les problèmes environnementaux. A mon avis, ce ralliement pourrait venir du capitalisme : la lutte contre le changement climatique, la protection de la biodiversité et la préservation des ressources doivent devenir des activités rentables, susceptibles d’attirer des entrepreneurs ambitieux et de stimuler des investissements financiers. S’il est possible de faire fortune en protégeant l’environnement, les énergies humaines libérées seront infiniment plus massives que celles que peuvent susciter les appels à l’abstinence. L’écologie doit opérer un revirement complet de sa matrice idéologique et embrasser l’énergie du capitalisme pour mieux parvenir à ses fins. Sans cela, je crains que nous aboutissions tôt ou tard à une forme de totalitarisme.
Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?
F.F. : Interrogez-vous toujours sur les idées reçues. Pour cela, adoptez une saine habitude : face à un lien de causalité dans lequel une cause entraîne une conséquence (par exemple, si j’appuie sur cet interrupteur, alors cette lumière s’allume, ou bien si une entreprise est plus diversifiée, alors elle est moins performante), demandez-vous toujours si la causalité inverse ne pourrait pas être vraie. La plupart du temps, ce renversement de la cause et de la conséquence n’a aucun sens (ce n’est pas parce que la lumière s’allume que vous appuyez sur l’interrupteur), mais quelquefois, et notamment en management, cela permet de comprendre à quel point la réalité est plus complexe qu’elle n’en a l’air (c’est parce qu’une entreprise est moins performante qu’elle cherche à plus se diversifier).
En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?
F.F. : J’espère continuer d’appliquer la célèbre citation de Keynes : « La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d’échapper aux idées anciennes. »
Merci Frédéric Fréry
Merci Bertrand
Le livre : 100 idées Impertinentes pour mieux manager, Frédéric Fréry, HBR, 2021.