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Redevenir ingénieux ? Plus que jamais dans la crise actuelle de la Covid-19

Savoir imaginer rapidement des solutions ingénieuses dans des conditions hostiles, est l’état d’esprit agile des entrepreneurs en Inde.  Transformer les contraintes en opportunités, leur crédo. Faire plus avec moins, leur leitmotiv. Pour mieux comprendre cette notion de Jugaad, sorte de débrouillardise ingénieuse indienne,  nous avons interviewé Jean-Joseph Boillot, économiste et traducteur-adaptateur de l’édition française du livre L’Innovation Jugaad.

 

Quelles réflexions vous a inspiré ce travail de traduction ?

 

Pour moi qui ne suis pas traducteur professionnel mais économiste, il s’est agi surtout en réalité d’un travail d’adaptation. Pour la traduction, j’ai eu la chance d’avoir un des auteurs totalement bilingue. Navi Radjou a joué un rôle tout aussi important que ma première traduction pour en faire un texte agréable à lire mais également clair et précis sur des notions pas facile à traduire de l’anglais au français, mais aussi de l’indien au français puisque le mot clé Jugaad est une expression indienne qui n’a pas d’équivalent dans les autres langues. Il décrit d’ailleurs une attitude face à un ensemble de situations plutôt qu’un concept rigoureux.

 

C’est le pari que j’ai pris en découvrant le livre dans sa version américaine alors que j’étais en voyage en Inde et qu’on trouvait des copies sur les trottoirs des revendeurs de livres piratés. Il s’agissait alors d’un premier pont entre deux cultures : la culture indienne des trois auteurs et la culture américaine du management.  Elles ont un point commun dans l’art de la pédagogie. L’Inde est connue pour sa tradition des Gurukul, c’est à dire des écoles autour d’un enseignant brahmane – le Guru – qui utilise des méthodes marqués par la répétition, le par-coeur, mais également par une agilité intellectuelle proche de la sophistique occidentale. Ce qui n’est pas vraiment l’apanage de la culture américaine, notamment en management. Pour un public français, le style américain des livres de management est assez épouvantable. On peut répéter cent fois des évidences sous toutes leurs formes pour être sûr que c’est bien rentré dans la tête. On martèle en introduction puis en conclusion ce qu’on est censé retenir. Un point positif toutefois est la démonstration qui s’appuie sur des quantités d’exemples concrets, des expériences vécues, alors que les Français sont beaucoup plus dans le pur raisonnement cartésien où il suffit de respecter les règles de la logique pure pour que cela vaille preuve irréfutable de vérité. On est totalement à l’opposé de ce qu’on peut appeler la démarche pragmatique ou empirique du monde anglo-saxon.

 

Bref, le problème n’était pas la traduction mot à mot mais il fallait tout déconstruire et reconstruire autour d’un style plus acceptable par des lecteurs Français. En outre, un deuxième travail d’adaptation nous attendait. L’essentiel des exemples dans la version américaine étaient soit indiens soit américains. Il y avait même, je crois, deux chapitres entiers consacrés à l’innovation ingénieuse dans les administrations américaines et canadiennes. Il fallait cette fois aller chercher des exemples en France. Ici, l’ingéniosité de l’éditeur a été de proposer une série d’interviews long avec des responsables de la recherche et développement d’entreprises françaises. Nous avons alors choisi d’en retenir au moins un pour chaque chapitre thématique, soit une dizaine au total. Et il a été décidé de mettre en accès libre les vidéos complètes au moment de la parution du livre. Ce travail nous a pris autant de temps que la traduction proprement dite, même si l’accueil des responsables de l’innovation chez L’Oréal, Air-Liquide, la SNCF, Alcatel-Lucent, Accenture ou Lafarge a été extraordinaire.

 

Que vous ont appris ces rencontres ?

 

Ce fut une véritable découverte. J’ai pris conscience à quel point ce livre était attendu par le monde de l’entreprise en France, tout particulièrement des grandes entreprises. Il faut dire qu’il est largement dominé par les ingénieurs des grandes écoles et qu’il était tombé malade précisément de cette maladie bien désignée par les auteurs du livre : l’esprit de système, la complication pour la complications, les procédures pour les procédures… Au point que l’ingéniosité de départ de nos inventeurs des 18e et 19e siècles comme Lavoisier ou Louis Renault au fond de son jardin, leur force d’innovation était désormais étouffée et qu’il fallait introduire une véritable rupture dans nos systèmes de management à la française, encore plus qu’aux Etats-Unis, malades de ses technostructures.

 

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans le travail spécifique de traduction ?

 

La traduction a consisté à établir une passerelle entre la culture encore très indienne des auteurs du livre, une culture qui m’est familière depuis plus de trente ans puisque j’y séjourne régulièrement et que j’ai même une partie de ma famille installée là-bas, et la culture managériale française que je connais également assez bien pour avoir enseigné à l’École Normale Supérieure qui forme une partie de l’élite française. J’ai également travaillé au ministère des finances pendant quelques années, ou encore au cœur du conseil de direction de Renault du temps de Georges Besse. À chaque fois j’y rencontrais cette élite managériale formée à Polytechnique ou à l’ENA. Des as de l’organisation mais plutôt hiérarchique et très verticale, et qui n’ont pas une grande estime de l’Inde jugée trop religieuse, sale et anarchique. Alors leur parler de supériorité possible du Jugaad… Il fallait simplement trouver les mots, et ils étaient dans le livre. Il suffisait de les mettre un peu plus en avant.

 

Mais le travail de traduction a aussi été d’autant plus facile que j’avais déjà en tête une sorte de dictionnaire lexical adapté. Je venais de terminer mon livre Chindiafrique publié chez Odile Jacob, avec un chapitre entier consacré aux conséquences de l’émergence de ces trois géants, Chine, Inde et Afrique, sur l’innovation et le management dans le monde. J’avais par exemple déjà utilisé le concept de Jugaad car j’avais été exposé depuis des années en Inde à cet art de la débrouille et de solutions simples et ingénieuses pour faire face aux difficultés ou aux défis rencontrés. Et je considérais que c’était probablement un des facteurs qui rendrait possible l’émergence possible de l’Inde comme un grand géant économique au milieu du siècle. D’ailleurs Chindiafrique a rencontré le même succès de librairie que l’innovation Jugaad, et notamment dans les mêmes milieux de managers des grandes entreprises, sans doute parce qu’ils se rendaient bien compte que les nouveaux marchés de demain se trouvaient désormais dans ces trois zones émergentes. Je dois dire que l’année 2014 fut pour moi une année éditoriale bien remplie.

 

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué pendant ces mois de préparation du livre ?

 

Ce fut un voyage passionnant car nous avons finalement travaillé exactement comme le livre le suggérait. Nous n’avons cessé d’être ingénieux et d’appliquer des méthodes simples et frugales. Ce fut un travail d’équipe totalement fluide, agile, horizontal, avec notamment Navi Radjou qui avait l’avantage d’être un auteur francophone et consultant auprès de nombreuses entreprises françaises, mais aussi un petit éditeur hors pair répondant totalement à la culture managériale décrite dans le livre. L’équipe de Diateino a par exemple répondu en moins de deux semaines à ma proposition de publier le livre. Puis elle nous a donné carte blanche dans toutes les étapes de traduction et d’entretiens jusqu’à la finalisation d’un premier manuscrit, qu’elle a alors pris le temps de retravailler en détail et dans un temps record. Au total, il ne nous a fallu que quelques mois pour le publier alors que j’ai l’expérience de plusieurs années chez d’autres éditeurs.

 

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris à la sortie du livre ?

 

C’est le succès immédiat du livre dont il a été vendu, je crois, plus d’exemplaires que sur tout le marché nord-américain où il avait publié l’année précédente. Outre le travail à trois dont j’ai parlé, et qui a débouché sur une petite perle comme on en voit rarement dans les livres de management, je crois qu’il doit son succès à l’analyse développée et aux solutions proposées qui sont arrivées au bon moment, au bon endroit et dans les bonnes mains. Les entreprises françaises, frappés par la crise financière de 2008, étaient en profonde crise d’adaptation à la fois en raison de la révolution digitale, mais plus largement en raison de la mutation sociologique des salariés, des cadres notamment, et des consommateurs. Tout était devenu de plus en plus complexe et hiérarchique dans une société de plus en plus horizontale et aspirant à la liberté dans le travail comme dans la consommation.

 

Beaucoup de nos entreprises avaient ainsi perdu toute capacité d’ingéniosité au sens d’une capacité à motiver l’innovation chez les individus et dans les collectifs de travail qui souffraient d’un environnement de plus en plus procédural. Elles en étaient conscientes mais elles ne savaient pas comment en sortir. Ce livre est tout à coup apparu comme une sorte de bible décortiquant les racines du mal, les blocages de l’innovation, et proposant surtout des solutions simples et applicables rapidement. L’écho a été extraordinaire avec des conférences ou des séminaires aux quatre coins du pays dans les quelques mois qui ont suivi sa parution.

 

Croyez-vous que le livre est toujours d’actualité?

 

Plus que jamais. D’ailleurs le livre continue de bien se vendre encore aujourd’hui et de susciter des conférences et séminaires. Mais j’ai surtout le sentiment que la crise du Covid-19 a relancé la réflexion sur la capacité d’ingéniosité de nos entreprises dans un contexte de plus en plus incertain, où l’agilité et la capacité de travailler en équipe sont les conditions de la survie.

Merci Jean-Joseph Boillot
Merci Bertrand

Le livre : L’Innovation Jugaad, redevenons ingénieuxNavi Radjou, Jaideep Prabhu et Simone Ahuja, Diateino, 2013.