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Pourquoi les réseaux sociaux s’empoisonnent

Les réseaux sociaux sont parvenus à rendre leurs utilisateurs littéralement dépendants, se dotant ainsi d’un formidable avantage compétitif. Mais en rendant les gens accro, les géants de l’Internet ont peut-être également créé les conditions de leur propre disparition.

 

Nous avons tous des habitudes et la nature humaine est ainsi faite qu’il nous est difficile de nous en défaire. Il suffit de penser à nos bonnes résolutions de la rentrée ou du début d’année (reprendre le sport, arrêter de fumer, commencer un régime…) pour rapidement voir que les comportements que nous avons tenté de chasser, reviennent au galop.

 

Rendre les utilisateurs dépendants

 

Une marque qui est parvenue à créer des habitudes chez un consommateur en tire un profit certain. Les plateformes en général et les réseaux sociaux l’ont bien compris. Les avantages qu’une entreprise tire de clients non plus simplement fidèles, mais addicts à leurs services, sont légions.

Tout d’abord cela augmente ce que les marketeurs appellent la Customer Life Time Value (CLTV) autrement dit la valeur du client dans le temps. Expliquons-nous : imaginons deux clients. Le premier a dépensé 100 euros pour acheter les produits de la marque au cours de l’année. Le second seulement 60 euros. Lequel des deux clients est le plus intéressant pour l’entreprise ? Le premier, répondrez-vous. Faux, s’écriront les professionnels du marketing, qui vous rappelleront qu’il convient d’observer le client dans le temps, sur plusieurs années et idéalement depuis qu’il est client chez nous. A travers cette nouvelle lentille, nous nous apercevront que le premier client qui a dépensé 100 euros chez nous, ne nous a jamais rien acheté les précédentes années. En revanche, l’observation des chiffres de vente montre que le second client dépense 60 euros depuis des années. par conséquent, si l’on raisonne sur deux ans, le second client nous achète pour 120 euros et non 100 euros comme le premier. Il est donc plus intéressant pour la marque. Si, en outre, ce second client continue à dépenser 60 euros chaque année, comme il le fait depuis des années, il s’avérera bien plus intéressant dans le temps que le premier, qui peut-être n’était que de passage et ne rachètera chez nous que dans cinq ans, si ce n’est jamais. Une entreprise qui parvient donc à rendre accro à son service ses clients se garantira d’avoir des bons clients.

 

Ensuite, la création d’habitudes chez les clients garantit que les prix pratiqués, même s’ils sont élevés par rapport au service rendu, seront acceptés par les utilisateurs. L’industrie du jeu vidéo l’a parfaitement bien compris. S’il est possible de jouer à un jeu vidéo gratuitement, pendant des semaines, des mois, une fois l’addiction créée, il ne  sera pas difficile de vendre de nouvelles armes virtuelles, des pouvoirs supplémentaires, des vies additionnelles… A titre d’exemple, l’éditeur du jeu Candy Crush qui a conquis plus de 500 millions de personnes, est ensuite parvenu à convertir certains d’entre eux en utilisateurs payants, générant jusqu’à 1 million de dollars par jour.

 

Enfin, une entreprise avec laquelle les clients ont contracté des habitudes dispose d’un réel avantage compétitif. Uber est protégé de ses concurrents de par les habitudes qu’ont prises ses clients. L’effort que leur coûterait le fait de changer de prestataire (téléchargement d’une nouvelle appli, découverte et apprentissage de la navigation, risque que le service soit moins bon, etc.) protège Uber de la concurrence. John Gourville, un professeur de marketing de la Harvard Business School affirme que pour déloger une entreprise parvenue à s’attacher des utilisateurs au moyens des habitudes qu’elles les a encouragé à prendre (Facebook, Instagram, Snapchat…), il ne faut pas être meilleur mais neuf fois meilleur.

 

 

Le poison qu’ingèrent chaque jour les réseaux sociaux

 

Bing ou Yahoo ! ne sont pas inférieurs technologiquement à Google. Mais l’utilisation de Google est devenue pour la plupart d’entre nous une habitude, un réflexe, une évidence. Et si des sites comme Facebook, Twitter ou Instagram se targuent d’avoir des utilisateurs faisant un usage quotidien de leur plateforme, ou les utilisant même comme application principale (WeChat en Chine), voire unique application, ils ont peut-être créé les conditions de leur mort prochaine en rendant précisément leurs utilisateurs addicts.

 

Trois défis que devront relever les géants des réseaux sociaux seront justement rendus plus difficiles encore par le fait qu’ils ont fait de leurs utilisateurs des gens pleins d’habitudes.

 

Pour commencer, le passage du gratuit au payant. La plupart des acteurs qui optent pour la création d’habitudes chez leurs utilisateurs adopte le modèle économique dit freemium : une stratégie commerciale par laquelle on propose un produit ou le plus souvent un service gratuit, en libre accès, qui est destiné à attirer un grand nombre d’utilisateurs. On cherche ensuite à convertir ces utilisateurs en clients pour une version ou des services complémentaires premium du produit ou du service plus évolué, haut de gamme mais surtout payant. Et pour ce faire, il faudra bien changer les habitudes des utilisateurs.

 

Second défi, la simple adoption de nouvelles fonctionnalités par les utilisateurs. La concurrence est telle que chacun rivalise d’inventivité pour proposer de nouvelles fonctionnalités à ses utilisateurs. Là encore, l’abandon d’une habitude pour en adopter une autre est fastidieux. Ce qui a été appelé la facebookisation de LinkedIn, la route fut longue lorsque ce dernier a proposé à ses utilisateurs de ne plus seulement cliquer sur le bouton Like, mais de davantage préciser leur sentiment en utilisant des icônes signifiant : Instructif, J’adore, Intéressant, Bravo.

 

Pour terminer, le défi consistant à s’émanciper de l’implacable règle des 90/9/1, qui stipule que sur les réseaux sociaux entendus au sens large, seule une très faible minorité des individus produit activement et régulièrement des contenus : alors que 90% des visiteurs / utilisateurs se contentent de consulter des contenus (articles, photos, vidéos…), 9 % postent des commentaires ou réagissent en likant, partageant, etc. et seuls 1% sont véritablement actifs. Et comme chacun sait, un réseau social a besoin qu’une dynamique sociale, faite de réactions, de débats, de nouvelles publications pour perdurer et se démarquer. Là encore, les habitudes de passivité relative prises par la grandes majorité des utilisateurs constituent un défi dans la mesure où les 1% de véritables actifs souvent s’épuisent et ne parviennent pas à durer plusieurs années, faute de temps, d’inspiration ou de motivation. L’enjeu étant de parvenir à les renouveler afin de préserver cette minorité indispensable, voire de la faire grossir. Encore des habitudes des utilisateurs qu’il faudra bousculer.

 

 

Hier empoisonneurs au point de créer des addictions chez leurs utilisateurs, de plus en plus reconnues comme des maladies dans le monde entier, les géants des réseaux sociaux sont peut-être également en train de s’empoisonner, en figeant leurs utilisateurs dans des habitudes qui bientôt seront des barrières à des changements de comportements, dont les premiers ont cruellement besoin. Sauront-ils trouver leur antidote ?

 


Article initialement paru dans Stratégies