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LVMH – Bernard Arnault a-t-il enfin remplacé John Galliano ?

 

Le groupe LVMH n’a jamais autant mis en avant l’un de ses collaborateurs qu’Ian Rogers, son nouveau Chief Digital Officer. Une stratégie qui illustre à elle seule qu’une page importante de l’histoire du luxe vient peut-être de se tourner. Après la suprématie des directeurs artistiques, un nouveau chapitre s’ouvrirait-il, laissant place aux champions du digital ?

Les années Galliano

En 1984, lorsqu’il rachète le groupe Boussac (qui possède Christian Dior), Bernard Arnault a déjà en tête les trois axes de la stratégie qui lui permettra de bâtir le premier empire du luxe.

Tout d’abord, le rachat de marques qualifiées de belles endormies ou nécessitant à minima une revitalisation stylistique. Le portefeuille des marques du groupe LVMH fournit à lui seul une multitude d’illustrations des quatre grandes stratégies stylistiques adoptées par les marques de mode et de luxe :

  • La filiation, consistant à transmettre les codes stylistiques historiques d’une marque (exemple : Kenzo).
  • La régénération, qui revient à assumer des codes stylistiques anciens d’une marque et à les adapter à l’ère du temps (exemple : Louis Vuitton).
  • La transgression, visant à détruire les codes stylistique d’une marque, pour s’échapper de son univers et en imposer de nouveaux (exemple : Dior avec John Galliano).
  • La consolidation, revenant à renforcer les codes stylistiques afin de les inscrire dans la marque elle-même (exemple : Berlutti).

Ensuite, la nomination de directeurs artistiques, que Bernard Arnault saura dénicher avec un talent que la profession lui concède volontiers. John Galliano sera le symbole de cette mouvance, s’affirmera comme le créateur le plus doué de sa génération, fera sensation à chaque nouvelle fashion week, avec un talent, une technicité et une créativité jamais démentis.

Enfin, le développement de l’offre produit par la voie de politiques de licences hyper-contrôlées qui permettront à certaines des plus belles marques du groupe, comme Dior, de se développer dans l’accessoire, le parfum, le prêt-à-porter, la beauté… Pour approfondir ce point, nous vous invitons à la consulter notre présentation intitulée : Anatomie des business models des maisons de mode et de luxe.

La recherche d’un second souffle

Mais depuis, le fantasque et flamboyant John Galliano a dérapé en tenant des propos épouvantablement antisémites en public, obligeant Bernard Arnauld à se séparer de lui.

Les yeux de la planète mode se rivèrent alors sur l’après Galliano. Qui allait pouvoir succéder au maître ? Comment le groupe LVMH allait-il gérer la crise ? Qu’allait-il advenir de la maison Dior au nom de laquelle celui de John Galliano s’était entremêlé au point de lui en être devenu indissociable.

Raf Simons et Maria Grazia assurèrent la relève en devenant respectivement les sixième et septième directeurs artistiques, après Christian Dior, le fondateur de la maison éponyme, Yves Saint Laurent, Marc Bohan, Gianfranco Ferré et John Galliano. Pour la première fois, une femme est à la tête de la direction artistique de Dior.

Nul ne remplaça l’enfant prodige. Plus globalement, l’ère des directeurs artistiques tantôt tout puissants, tantôt adulés par la profession, admirés par leurs pairs, imprévisibles, artistes, traités comme des Michel-Ange par de nouveaux Laurent de Medicis… laissa place à une gestion plus sereine de la création.

Un vent venu de la Silicon Valley

En 2015, loin des directions artistiques, le Groupe LVMH annonce le recrutement de son premier Chief Digital Officer en la personne d’Ian Rogers.

Son CV détonne pour un cadre dirigeant du groupe LVMH. Fondateur en 1993 de l’un des tous premiers sites de musique en ligne, totalement dédié à l’œuvre des Beastie Boys, ancien PDG de Topsin, une entreprise qui aide les artistes à interagir directement avec leurs auditeurs (les Pixies, par exemple, ont utilisé le logiciel de la société pour collecter les adresses e-mail des fans, les identifier par codes postaux et organiser une tournée entière en jouant dans les villes souvent négligées par les promoteurs), il tente de s’assagir un peu en rejoignant l’équipe iTunes d’Apple. Fan de hip hop, de punk rock il ne manque jamais une occasion de mettre en avant sa passion pour le skateboard, comme sur sa page Twitter, ou d’arborer des tatouages montrant le visage souriant de Sly Stone, le logo NeXT (la société d’ordinateurs fondée par Steve Jobs en 1985) et les noms de ses deux filles.

Conseillé par son fils, Bernard Arnauld s’est personnellement impliqué dans ce recrutement, considéré comme hyper-stratégique pour le groupe. Emmanuel Macron, quant à lui, serait, dit-on, sous le charme.

Mais, par-delà le caractère atypique de son profil, Ian Rogers n’est-il pas celui qui fera oublier à Bernard Arnauld la douleur d’avoir dû se séparer de John Galliano ? Et, par la même occasion, de prendre conscience que les recettes qui font les succès d’hier, sont parfois celles qui contribuent aux échecs de demain. Après l’ère des directeurs artistiques, place à celle des Chief Digital Officers venus d’une autre planète, comme John Galliano ou Marc Jacobs en leurs temps. Le groupe LVMH, qui bien souvent donne le la de la mode et du luxe dans le monde a peut-être enfin réalisé l’importance que jouera le digital à l’avenir, même dans le luxe. Media profanateur par excellence, comme le démontre de manière prémonitoire le livre Mode & Internet : le marketing épinglé, Internet pose aux marques de mode et de luxe des questions stratégiques inédites, dont les réponses restent encore à inventer.

Une mission qu’Ian Rogers aura à remplir en naviguant avec élégance entre quatre tentations stratégiques, non plus stylistiques mais digitales :

  1. La filiation digitale, consistant à transposer l’univers d’une marque dans le digital.
  2. La régénération digitale qui revient à assumer le déphasage d’une marque avec le monde digital, afin de l’y adapter.
  3. La transgression, visant à s’émanciper avec force des habitudes d’une marque en s’aventurant dans de nouvelles directions toutes digitales.
  4. La consolidation, revenant à renforcer l’affinité d’une marque avec le digital pour mieux s’en imprégner.

Pour l’heure, le groupe LVMH semble encore prudent. La réunion de ses marques phares, mais aussi l’ensemble des griffes déjà présentes au Bon Marché, sur la plate-forme 24Sevres.com, atteste d’une volonté de rester entre soi et s’inscrit plutôt dans la première stratégie décrite ci-dessus.

Bernard Arnaud saura-t-il faire du digital le cheval de Troie de la réinvention, nécessaire ou pas d’ailleurs, du groupe LVMH ? L’exercice s’annonce difficile, même pour un groupe dont les marques de luxe sont habituées à flirter fréquemment avec la ligne qui les sépare des modes et de l’ordinaire.