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Les gens intelligents et cultivés sont pleins de doutes

La Franc-Maçonnerie, dont nous parle régulièrement les médias, intrigue, inquiète et se voit soupçonnée de complotisme. Pour faire la lumière sur ce qu’il en est vraiment, nous avons interviewé Thierry Viquerat à l’occasion de la sortie de son thriller : Ubiquitus. Laissons l’auteur guider nos pas lors de cette initiation exceptionnelle qu’il nous propose.

Bonjour, Thierry Viquerat, pourquoi avoir écrit ce livre… Maintenant ?

Comme beaucoup de francs-maçons, je suis un lecteur, parfois passionné, parfois critique,  parfois attristé, de ce qui se publie sur le sujet, que ce soit sur le fond (philosophie, quête du  sens, études maçonniques…) où dans le registre ludique (romans ésotériques ou censés se  dérouler dans l’univers franc-maçon), où même dans toute la littérature anti-maçonnique,  qui disserte sur notre confrérie, dans l’humour, ou dans l’inquiétude, ou dans la folie  complotiste : Pourquoi des secrets ? Est-ce une secte ? Que font exactement les Frères dans  les Loges ? Agissent-ils vraiment dans le monde du business et du pouvoir politique ?
N’étant pas complètement naïf, je sais bien que quoi que je raconte, certain penseront que  cela fait partie du complot et que je ne fais que défendre une organisation obscure. Mais  tous ne sont pas condamnés à rester enkystés dans des préjugés ou des rumeurs. Or la  vérité est plutôt sympathique, voire parfois drôle !
La Fraternité maçonnique est une organisation très ancienne, dont le fonctionnement est  extrêmement rodé par les siècles, et qui permet de travailler à réussir sa vie, non pas  professionnelle et sociale, mais nos vies d’Etres Humains. Tout ceux qui la suspectent  d’autre chose peuvent venir vérifier et y accéder, (et être très déçus par l’absence de passe-droits et de pouvoir particulier que cela donnerait). Par contre, ceux qui resteront pour y  travailler avec nous, sur eux-mêmes, ne seront pas déçus.
Ce qui se passe « en interne », relève du « secret incommunicable », simplement parce que  je ne peux pas le révéler avec des mots (exactement comme il est impossible de « révéler »,  avec des mots, ce qu’est le parfum d’une rose à quelqu’un qui ne l’aurait jamais sentie).  Donc, j’ai décidé de tenter l’impossible : dévoiler un bout de ce secret incommunicable, via  un vrai thriller, avec de vrais morceaux de suspense et de philosophie dedans, sur un ton  résolument marrant parce que la vie est trop courte pour être triste et que le sérieux peut  aussi masquer une absence de profondeur.

Une page de votre livre ou un passage qui vous représente le mieux.

Demander à un auteur de choisir une page, c’est comme demander à une mère de désigner  son enfant préféré… C’est très cruel ! Mais le petit dialogue suivant à l’avantage de présenter  à la fois la thématique et le ton général du roman :
Il fallait que je le lui dise :
— Dis-moi Elie, franchement… pourquoi es-tu franc-maçon ?
— Franchement ? Heu… À quel degré de franchise ? Si je te dis qu’en vérité c’est pour le  pinard et les œufs mayonnaise des agapes, j’y ai droit ? Ou bien il faut que je sois encore  plus franc que ça ?
— Elie… !
— Ben, je ne sais pas moi, c’est toi qui m’as parrainé dans ce repaire de dingues ! C’est à toi  de répondre à cette question ! C’est toi qui sais pourquoi je suis ici ! Dis-moi franchement  Thierry, pourquoi m’as-tu parrainé franc-maçon ?
— Eliiiiiiiiiiiiiiiiie!
— Houlà, mon parrain est sérieux. Mais dis-moi où tu veux en venir, je te ferai la réponse  appropriée ! Je suppose que, comme toi, comme lui, comme lui, et comme lui, j’ai vingt  raisons indépendantes dont aucune n’explique rien. Tu m’as parrainé, je t’ai suivi, toi, en  confiance et à l’aveugle ! Et puis j’ai d’emblée adoré la maçonnerie, dans toutes ses  dimensions : Les petits mystères, les grigris, les mots de passe, le Cabinet de Réflexion, mon  initiation, les usages surannés, le rituel, les cérémonies, la fraternité, le travail  philosophique, le fait que la philosophie soit une soeur ennemie, le travail psychologique, le  fait que la psychologie soit une cousine ennemie le travail scientifique, le fait que la science  soit une pote ennemie, l’égrégore, les Frères qui croient que leur grande ancienneté leur  vaut brevet de sagesse et qui donnent des leçons à tout le monde, ceux qu’on admire et  ceux qui nous font rigoler, ceux qui nous énervent et ceux qui nous bluffent, les personnages  improbables, la vie maçonnique dans son jus, j’ai acheté tout ça en vrac ! Et quand j’ai  réalisé que les œufs mayonnaises du resto, c’était « en plus de tout ça »… J’ai compris que  je pouvais mourir puisque ma vie avait touché son sommet ! ça va ? C’est assez franc ça ?
— Bon, admettons. Et ça te suffit ?
— Ah oui ! Plus, ce serait de la gourmandise ! Qu’est-ce que tu voudrais de plus ?
— Non mais, je veux dire, en quoi as-tu amélioré le monde ? En quoi t’es-tu amélioré toi-même ?
— Ma femme trouve que je suis devenu un mari beaucoup plus absent deux vendredis par  mois, et beaucoup plus vivable tous les autres jours. C’est rentable !
— Mmm, admettons aussi que la maçonnerie soit une école de sagesse, qui nous élève  individuellement, mais le monde ? Le reste du monde. On fait quoi avec le monde ?
— Mais on ne fait rien du tout avec le monde ! On a déjà parlé du complot maçonnique au  déjeuner ! ça t’obsède ou quoi ? Les francs-maçons ont passé l’âge de croire qu’ils vont  changer le monde.
— Heu… Justement, pas tout à fait…
— Tu rigoles ?…
Il allait intégrer les « hauts-grades », je lui devais la vérité…

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus.

Désolé de n’être, ici, plus léger du tout, mais pour la première fois de son histoire  l’Humanité est confrontée à sa propre finitude. Elle sait que la flèche de la barbarie vers la  civilisation, comme celle de la rusticité vers le progrès technologique est brisée, et qu’elle  était d’ailleurs illusoire.
Les nouvelles générations sont parfaitement conscientes de cela. Soit on se résigne (et  viendront les guerres, le retour à la barbarie, les pénuries et la souffrance), soit on réinvente  un nouveau modèle d’humanité, résilient à la crise et centré sur l’Humain. Le « reset » à  opérer est purement vertigineux. Pour réussir, il faudra renverser l’ordre de préséance entre  ce qui relève de l’ancien monde (la productivité, le progrès technologique, la croissance ad  infinitum) et des priorités quasiment utopistes (initiatiques, philosophiques, centrées sur  l’Humain).
Cette tendance nouvelle n’est pas « seulement émergente », elle est éruptive et disruptive !  Et finale ! Je ne prétends pas que les francs-maçons aient le monopole de cette réflexion,  mais je sais que, statutairement en mission pour « l’amélioration morale et intellectuelle de  l’Humanité », les francs-maçons sont très légitimes sur ces problématiques, avec quatre  siècles d’expérience et d’expertises.
Dans ce contexte (lourd), la Déclaration de Principe du Convent de Lausanne de 1875, que je  cite ci-dessous, apparaît tout simplement ultra-moderne :
« La Franc-Maçonnerie a pour but de lutter contre l’ignorance sous toutes ses formes ; c’est  une école mutuelle dont le pro­gramme se résume ainsi : obéir aux Lois de son pays, vivre  selon l’honneur, pratiquer la justice, aimer son semblable, travailler sans relâche au bonheur  de l’humanité et poursuivre son émancipation pacifique et progressive. »

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Doutez ! Doutez des affirmations des autres, (ça, c’est plutôt facile), mais doutez aussi de  vos propres « convictions ». Balayez devant votre porte !
Nous avons tous des opinions, et même des certitudes, que nous croyons naturellement  justes, vraies et pertinentes. C’est bien naturel.
Mais comment se construisent toutes nos croyances et nos opinions, sociales, politiques ?
Car en fait, soucieux d’intégration dans nos communautés ; (c’est plutôt utile pour vivre  heureux), nous sommes des nids à préjugés ! C’est si douloureux d’être l’arbre au milieu du  torrent, ou le Loup des steppes !
Et l’ennemi absolu de l’Humanité, pervers et maléfique…et final, c’est le fanatisme. Fils de  l’ignorance, père des fascismes, grand-père de la barbarie, le fanatisme semble ne pas nous  concerner personnellement… Mais en réalité, nos certitudes, nos « convictions », nos  combats militants justifiés « parce qu’on a raison et qu’on lutte contre une injustice », nos  positions radicales, extrêmes, sont des bouts de doigt dans l’engrenage fatal du fanatisme…  Résister est un combat quotidien.
Et puis observons tranquillement que les gens intelligents et cultivés sont pleins de doutes,  et que les cons sont absolument sûrs d’eux !
Donc… Il faut douter !
Et de cela, je suis absolument sûr !!!

En un mot quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Mon métier, (il n’y a pas que la maçonnerie dans la vie… !) c’est la gestion de crise… Inutile  de dire qu’à tous les niveaux, nationaux, géopolitiques, micro et macro-économique, il y a de  quoi préoccuper un esprit curieux… Donc, je vais essayer de rester attentif et réactif face aux  convulsions du monde, et utile autant que je le pourrai.
Je ne peux que citer ce vers de Térence : « Je suis un homme, rien de ce qui est humain ne  m’est étranger ».
Merci Thierry Viquerat
Merci Bertrand
Le livre : Ubiquitus, Thierry Viguerat, Filidado, 2020.