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Les fautes d’orthographe sont nos amies

A l’heure où les entreprises déclarent vouloir apprendre de leurs erreurs elles se montrent de plus en plus intolérantes envers les fautes d’orthographes. Les recruteurs sont au premier rang de cette nouvelle tendance écartant volontiers les candidatures comprenant plus de cinq erreurs. Pourtant, les fautes d’orthographe permettent d’en apprendre beaucoup sur ceux qui les commettent. Elle sont aussi une source de réjouissances quotidiennes et gratuites qu’il serait dommage de négliger. Un point de vue original que défend Claude Lussac dans le livre Éloge des fautes d’orthographe. Nous l’avons interviewé pour comprendre combien les fautes d’orthographes peuvent nous faire du bien.

 

 

Bonjour Claude Lussac, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

C’est une histoire de madeleine proustienne. Il y a quelque temps j’ai retrouvé des camarades de jeunesse dont le tourbillon de la vie m’avait éloigné. J’ai retrouvé aussi dans leurs mails les mêmes fautes d’orthographe qui m’avaient marqué, sous leur plume, à l’époque où l’on s’écrivait encore des lettres. En revoyant « il peux » toujours orthographié comme lorsque nous avions vingt ans, le plaisir délicieux du temps retrouvé m’envahit. Et, soudain, j’ai eu la révélation que les fautes d’orthographe pouvaient faire du bien. Jusque-là, je les avais toujours placées du côté du Mal. Et voilà que je découvrais qu’à côté de leur passif elles pouvaient aussi afficher un actif !
J’ai la chance d’avoir été doté par l’école d’une assez bonne orthographe. Mais ce cadeau est empoisonné : longtemps les fautes – les miennes autant que celles des autres – m’ont fait souffrir au point qu’aujourd’hui encore je m’en souviens. Lorsque j’ai réalisé qu’elles pouvaient être du côté du Bien, je les ai passées en revue en me demandant ce qu’elles avaient d’instructif, de plaisant, de sympathique.
Je me suis aperçu que, pour peu qu’on les prenne par leur bon côté, les fautes d’orthographe sont des occasions de réjouissance quotidiennes et gratuites qu’il serait dommage de négliger. En faisant leur éloge, j’ai souhaité faire sortir ce plaisir de sa clandestinité et le faire partager.
Si je le fais maintenant, c’est parce qu’il me semble que l’orthographe prend dans la vie professionnelle une importance qu’elle ne mérite pas. On dit que les chasseurs de têtes écartent les candidatures au-delà de cinq fautes – ces mêmes cinq fautes autrefois éliminatoires dans le certificat d’études. Quelle absurdité ! A cette aune Le Rouge et le Noir aurait été rejeté par son éditeur dès les premières pages.
Je m’interroge sur le regain d’intérêt du monde managérial pour l’orthographe. N’est-elle pas en train de redevenir « la science des ânes » ? A vouloir trop condamner les fautes, ne passe-t-on pas à côté de ce qu’elles disent de ceux qui les commettent ? A l’heure où les entreprises déclarent vouloir apprendre de leurs erreurs, j’ai voulu proposer le mode d’emploi d’une lecture positive des fautes d’orthographe.

 

2. Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

 

La femme de César

 

Avant d’être initié aux plaisirs de l’orthographe, j’en ai d’abord souffert. Mais, comme Baudelaire, je gardais ma douleur pour moi, je souffrais en silence.

D’autres ont la tristesse bruyante. Quand, dans un colloque ou une conférence, une faute se glisse au détour d’un slide, on les voit au martyre.

 

Un pluriel oublié, un participe mal accordé, voire un simple accent négligé, c’est comme si on les poignardait dans le dos. Les malheureux s’abîment en des râles retentissants. Ils cherchent autour d’eux l’œil complice, le regard charitable, le soupir fraternel qui calmeront leur crainte d’être les seuls à se sentir agressés.

 

Une fois, dans un temple du savoir, sentant que ma voisine risquait l’apoplexie devant un infinitif malencontreux, j’osai une parole de réconfort : « Une étourderie, sans doute… »

 

Quelle maladresse ! C’était comme dire à un déprimé qu’il a tout pour être heureux. Ça ne l’aide pas. Pis encore, ça aggrave son état !

 

En face de quelqu’un qui souffre de la faute d’orthographe, le b-a ba est de reconnaître sa peine. Mais le tableau clinique est loin d’être trivial : tel qui supporte sans broncher les fautes dans les breaking news de BFMTV, est au supplice quand les mêmes apparaissent sur Arte et tel autre qui ne s’émeut plus des coquilles de son quotidien du soir ne supporte pas de les apercevoir dans une thèse de doctorat !

 

Contrairement à l’argent, les fautes d’orthographe ont une odeur. Une autre fois dans un autre temple du savoir, un possible futur prix Nobel scientifique avait laissé passer un « Du point de vu » sur son powerpoint.

 

Nulle émotion dans la salle. Les mêmes qui auraient crié au scandale si un doctorant s’était permis une telle désinvolture, en étaient presque à admirer la capacité du chercheur à se détacher des contingences. D’une si brillante figure, ils étaient prêts à mettre toutes les fautes d’orthographe sur le compte de la négligence et non de l’ignorance. On ne soupçonne pas la femme de César. Mais voilà qui complique le diagnostic !

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Après des siècles d’hésitation, l’orthographe française s’est stabilisée sous la Monarchie de Juillet et n’a guère varié jusqu’à la réforme de 1990. Depuis, on assiste à la cohabitation de plusieurs orthographes. A côté de la traditionnelle, il s’est développé des variantes qui adoptent certaines recommandations ou tolérances de la réforme, mais pas toutes, de sorte qu’il est difficile de savoir s’il y a faute ou pas. Quand manque un accent circonflexe, s’agit-il d’une erreur ou d’un choix ? Parfois le contexte peut éclairer, souvent c’est indécidable.
A l’instar de l’économie, l’orthographe est entrée dans une ère d’incertitude. Les critères d’évaluation doivent donc évoluer. Certaines fautes d’hier n’en sont plus. A l’inverse, une orthographe trop correcte peut passer pour suspecte. Un long SMS sans aucune faute, avec majuscules et ponctuation, signale que son auteur a pris le temps de se relire. Pourquoi une telle rigueur dans un exercice où la spontanéité est de mise ? Un SMS entre amoureux sans coquilles est presque une faute de goût…
Et que penser de l’orthographe inclusive ? Quand elle surgit, cela pose question. Comment interpréter l’intention de celui qui l’applique ? Conformisme ou provocation ? Vaste débat.
Les fautes d’orthographe ou leur absence disent des choses différentes selon les supports. Chaque réseau social a ses usages en matière de fautes. Savoir « mettre l’orthographe » comme au temps de Jules Ferry ne suffit plus la maîtriser. Il faut désormais comprendre les usages orthographiques des multiples strates du monde numérique.
Pas de naïveté ! L’orthographe demeure un élément de capital culturel, mais à condition désormais de savoir interpréter ses variations. Autant que des cours d’accord du participe passé, les entreprises proposeront peut-être demain à leurs collaborateurs des séances de sémiologie orthographique.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Nous faisons tous des fautes d’orthographe, ne serait-ce que par inattention. Nous en observons tous chez les autres, même si la nôtre n’est pas parfaite. Comme moi-même autrefois, le lecteur a sans doute tendance à les juger sévèrement. Pourquoi, le temps d’une expérience, ne pas essayer d’adopter l’attitude inverse et de les regarder – c’est à la mode – avec bienveillance ?
Quand on prend la posture de l’avocat plutôt que celle de procureur, le regard que l’on porte change. Sans recommander bien sûr d’en faire, on trouve aux fautes d’orthographe des circonstances atténuantes, parfois on va jusqu’à les comprendre. Et l’on en retire des satisfactions.
Le conseil que je donne au lecteur est de tenter l’exercice. L’Eloge des fautes d’orthographe le guidera dans cette démarche. Il en sortira à la fois plus libre et, paradoxalement, meilleur en orthographe.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?
George Sand !

Bien qu’elle fasse peu de fautes, elle écrit : « Je déteste l’orthographe, c’est mon ennemi personnel, à moi qui suis son esclave et sa victime aux mortelles heures de la correction des épreuves. Au diable l’orthographe de toutes les langues ! »
En préparant L’Eloge des fautes d’orthographe, je l’ai redécouverte.

 

Merci Bertrand

 

Merci Claude Lussac

 

Le livre : Éloge des fautes d’orthographe, Claude Lussac, Editions du Palio, 2019.