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Le paradox de Snapchat

Snapchat est en train d’inventer l’oxymore technologique. L’application phare de la photo éphémère cartonne à présent grâce-à la fonctionnalité Memories qui permet précisément d’archiver des photos et des vidéos. Le contraire de ce pour quoi l’application est faite.

 

Un oxymore est une figure de style rapprochant deux termes dont la juxtaposition est inattendue et crée une formule en apparence contradictoire. Les oxymores les plus célèbres sont : un équilibre instable, un clair-obscur, un jeune vieillard, une sublime horreur, un silence assourdissant, un mort-vivant, un soleil noir, être enfermé dehors, être affreusement belle, une douce violence, un sourire triste, un merveilleux malheur…

 

Mais les oxymores ne sont plus simplement des tournures de style appartenant à la langue française, puisque Snapchat est en train d’inventer l’oxymore technologique. Initialement, l’application est née en réaction aux autres réseaux sociaux sur lesquels les photos postées restées visible ad vitam aeternam. D’où l’embarras parfois, de jeunes diplômés apprenant que l’entreprise qui s’apprêtaient à leur offrir leur premier job avait finalement fait marche arrière en découvrant des photos du candidat postées lors de sa dernière soirée bien (trop) arrosée avec ses potes.

 

Lancée en 2016, la fonctionnalité Memories qui permet de conserver ses souvenirs snappés (photos, vidéos…) a surpris les observateurs. C’est à dire que le paradoxe est flagrant : si Snapchat a grandi autour de l’idée de rendre parfaitement éphémères des photos, assurant leurs disparitions quelques secondes après leurs consultations, pourquoi les utilisateurs les archiveraient-ils à présent ?

 

Parce que nous avons besoin de nous souvenir. Rappelons-nous que l’écrivain Marcel Proust affirmait que le souvenir participait du bonheur. C’est en repensant aux jolis moments de la vie que l’on se construit aussi. Les utilisateurs de Snapchat l’ont compris. La prolifération des images, leur éphémèrité, leur fugacité a conduit à leur banalisation. Tels des souvenirs qu’ils laissaient échapper, les millions d’utilisateurs de Snapchat abandonnaient leurs photos, leurs vidéos, leurs moments de vie. Dans un sursaut, ils ont pris conscience que ces images étaient précieuses.

 

L’auteur de la Recherche du temps perdu a également utilisé un autre aspect de la mémoire comme procédé central de son œuvre : l’anamnèse. Elle consiste dans le fait de se souvenir que l’on s’est un jour souvenu, d’une fois antérieure au cours de laquelle un souvenir précisément nous revenait. A l’âge de douze ans Caroline a embrassé pour la première fois un garçon au carrefour du boulevard Jean Jaurès et de la route de la reine. Quelques années plus tard, en repassant en bus à ce même carrefour, elle se souvient de ce premier baisé. Puis, des années plus tard encore, elle se rappelle être passé un jour en bus par le carrefour du boulevard Jean Jaurès de de la route de la reine et s’être alors souvenu de son premier baiser, ayant eu lieu quelques années plus tôt. C’est un exemple d’anamnèse.

 

Les utilisateurs de Snapchat se souviendront-ils un jour que le souvenir repose sur les émotions et qu’ils ont comme foyer tout autant l’esprit, que le cœur et l’âme. Un processus subtil et complexe que les millions de pixels des appareils photos de nos smartphones ne sauront jamais photographier.