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Le développement personne, c’est l’exploitation de l’homme par lui-même

Le développement personnel connaît un véritable essor en nous rappelant que nous pourrions tous devenir de meilleures versions de nous-mêmes. Mais derrière cette intention humaniste, une idéologie se cacherait, nous poussant à une exploitation de nous par nous-même. Un tour de passe passe contre lequel s’insurge, preuves à l’appui, Thierry Jobard dans son livre Contre le développement personnel.

 

Bonjour Thierry Jobard, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

Thierry Jobard : Je crois que ce « maintenant » correspond chez moi à cet instant précis où une petite goute d’eau a rejoint ses milliers de semblables pour finalement faire déborder le vase de ma patience. Patience vis-à-vis d’un phénomène que j’ai d’abord considéré d’un regard amusé, puis de plus en plus inquiet à mesure que je le voyais se répandre toujours plus loin. Ce phénomène c’est l’invasion du développement personnel. Soit de cette nébuleuse de pratiques qui entend aider chacun à développer ses capacités, ses talents, plus ou moins cachés ou entravés, et à valoriser sa personnalité, son « Moi ». La plupart du temps sans comprendre les raisons d’un éventuel mal-être et simplement en vue d’adapter l’individu aux demandes du marché.

La chose n’est pas nouvelle en soi et je ne suis pas le premier à aborder la question (Valérie Brunel, dans « Les managers de l’âme » avait, dès 2004, établit les liens qui se créaient entre développement personnel et management par exemple). Malgré cela, j’ai vu cette marée de la pensée positive (je l’appelle ainsi pour aller vite) se propager encore et toujours et gagner sans cesse du terrain. Je suis libraire. J’ai donc vu comment la psychologie ou la psychanalyse étaient repoussées par ces livres toujours plus nombreux (la place dans une librairie n’est pas indéfiniment extensible). Mais pour moi cette pensée positive est une forme. Elle épouse des contenus qu’elle transforme. La philosophie est gagnée à son tour. Il existe maintenant tout un marché de « philo grand public ». Mais il ne s’agit pas de philosophie, juste du sens commun, des avis personnels tempérés d’une profondeur affectée. On arrange, on embellit, on simplifie, et en définitive on déforme. On pourrait y voir là une façon de vulgariser, ce qui ne serait pas une mauvaise chose, mais il ne s’agit pas de cela. Cette forme gomme toutes les aspérités, toute la négativité, le problématique, pour tout résoudre dans un tableau rieur et tellement enthousiasmant que ça en devient écoeurant. Et trompeur bien sûr. Parce que cette forme a un contenu et que ce contenu est loin d’être aussi innocent qu’il parait.

Donc malgré les critiques de fond déjà menées contre le développement personnel, et contre l’inconsistance théorique qu’il recèle, celui-ci est toujours plus présent. Comment expliquer cela? J’ai voulu voir par moi-même et j’ai donc commencé à lire ces livres. Ce qui n’a fait qu’accroître mon désarroi puisque leur lecture m’a donné la furieuse impression qu’on me prenait, en tant que lecteur, pour un gland. Et plus je lisais, plus cette impression se confirmait. D’où cette question: faut-il que les lecteurs de développement personnel soient à ce point malheureux pour se laisser embobiner par ces niaiseries? Faut-il que nous soyons à ce point déboussolés pour nous satisfaire de cette tambouille dégoulinante de bons sentiments et d’autosatisfaction? Il m’a semblé que cela méritait de s’y intéresser un peu.

Et puis « maintenant » parce qu’un éditeur, en l’occurrence Thomas Bout de Rue de l’Echiquier, et Vincent Edin, qui dirige la collection Les incisives, ont bien voulu me faire confiance. Cela compte.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

 

T.J. : Voici un extrait qui me semble assez représentatif du ton du livre. L’idée était d’essayer d’aborder certaines problématiques d’ordre philosophique mais sans avoir trop l’air d’y toucher, avec un petit sourire en coin. Tenter de faire les choses un peu sérieusement sans se prendre au sérieux en somme.
« Selon le DP, chacun d’entre nous est en mesure, par ses propres moyens (mais guidé par des auteurs bien intentionnés et désintéressés), de réaliser ses potentialités. Nous posséderions, en nous-mêmes, une sorte de capital intrinsèque qui n’attend que de fructifier. Mais nous ne le voyons pas, nous l’ignorons ou l’oublions, rendus myopes par de vaines préoccupations ou de fausses représentations de nous-mêmes. Heureusement, grâce à des méthodes « simples et concrètes », selon les mots de Lise Bourbeau, nous pouvons accéder à ce trésor intérieur. Il suffit d’en prendre conscience dans un premier temps et de savoir l’utiliser dans un second temps. Le même type de formules revient sans cesse sous la plume des auteurs de DP : le Moi secret, le Moi intérieur, le Moi authentique. C’est lui qu’il s’agit d’atteindre et de révéler, tout comme un noyau, un foyer de possibilités existentielles merveilleuses.
Ce Moi authentique, par définition, s’oppose au(x) faux moi(s) que sont les masques que nous aurions été contraints de porter par habitude, par convention ou par conformisme. Par une nouvelle conversion du regard, le regard sur soi-même, le DP compte produire une forme de révélation. Révélation d’autant plus lumineuse qu’elle touchera des personnes doutant d’elles-mêmes ou traversant une période d’incertitudes ou d’épreuves. Notre vrai Moi était là, enfoui, intact, préservé tel qu’en lui-même, hibernant comme un animal en quelque sorte. Sans vouloir ergoter, on remarquera au passage que le DP postule que chacun de nous souffre potentiellement de schizophrénie. Qu’importe, il faut enfin laisser s’exprimer ce vrai Moi, que l’on pourrait appeler « MERD » (« Moi en réel déploiement ») si cela ne risquait de prêter à confusion. Ce qui au préalable implique que chacun se livre sans obstacle à cette introspection. Or cela ne va pas sans difficulté. »

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

 

T.J. : A vrai dire, je ne sais pas trop si je peux parler de tendances. Ou bien alors ce sont de vieilles tendances longtemps en perdition. Disons que, pour rester dans le cadre du livre, ce serait le contre-pied du développement personnel et d’un certain management, d’une vision du monde stérile et aliénante. A l’inverse d’un individualisme qui atomise, je crois en la puissance du collectif. A l’encontre d’une novlangue qui déréalise le monde, j’espère un retour vers une langue plus belle, plus riche et plus dense. Les lettres plutôt que les chiffres en fait, même si je sais qu’on peut trouver cela naïf. Or ça ne l’est pas. C’est même terriblement concret (ceux qui agissent en fonction d’un soi-disant pragmatisme se servent en fait d’un cache-sexe qui les dispense d’habiter vraiment le monde). Nous ne maîtrisons pas tant de choses que cela, arrêtons de nous hausser du col et n’oublions pas que notre inconscient joue également son rôle. Bref, je ne sais pas si il s’agit là de tendances mais j’aimerais que ça le devienne, et plus que cela encore.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

 

T.J. : Je me permettrait de lui dire que c’est toujours le même depuis 250 ans: « Sapere aude », « Ose savoir ». J’essaie de m’y tenir moi-même.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

 

T.J. : Il y en a plusieurs, qui s’imbriquent plus ou moins d’ailleurs: notre rapport actuel aux croyances, les relations de pouvoir dans le travail, le recul de la raison et du respect de la vérité, la crétinisation comme l’infantilisation dans lesquelles on cherche à nous entraîner…

 

Merci Thierry Jobard

 

Merci Bertrand

 


Propos recueillis par Bertrand Jouvenot | Conseiller | Auteur | Speaker | Enseignant | Blogueur

 


Le livre : Contre le développement personnel, Thierry Jobard, Rue de l’échiquier, 2021