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Entreprendre, et si nous apprenions d’abord à naviguer à vue

Piloter une start-up, ne se laisse pas réduire à une recette ou une méthode simple. Dans une grande variété de domaines remplis d’incertitudes, relever des défis repose plutôt sur une improvisation habile. L’auteur de Naviguer à vue l’explique au travers d’exemples aussi variés que ceux de Markus Persson (Minecraft) ou Paul Graham (Y Combinator), de la navigatrice de course au large Isabelle Autissier, de l’urbaniste primé Gerard Penot, du légendaire guitariste Django Reinhardt. Autant de récits originaux pour révéler que l’aventure devient plus naturelle et viable lorsque l’entrepreneur adopte une nouvelle posture. Interview de l’auteur Amiel Kornel.

 

 

Bonjour Amiel Kornel, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

Amiel Kornel : L’édition française de mon livre Naviguer à Vue – Vers la startup improvisée (Presses des Mines, 2021) sort à un moment où en France comme dans d’autres pays, les dirigeants politiques, les chefs d’entreprise, les travailleurs et les citoyens luttent pour relever le défi posé par la crise sanitaire et ses conséquences économiques. Malheureusement, les modèles actuels du leadership et de la gouvernance paraissent inadéquats. Et faute d’entraînement dans l’art d’improviser, l’habilité requise manque souvent sur le terrain.

 

Saisissons ce moment unique dans notre histoire pour développer des nouvelles compétences! C’est une opportunité à ne pas manquer. Le post-Covid sera à fortiori diffèrent du pre-Covid. Profitons donc pour improviser une nouvelle vie – et société – meilleure. Arrêtons de vouloir revenir en arrière à la « normalité », à la vie telle qu’elle était avant la pandémie.

 

Dans un monde de plus en plus incertain où les événements se déroulent rarement comme prévu, nous devrions tous apprendre à naviguer à vue. Vivre avec l’imprévisibilité devrait être naturel aussi bien dans les grandes entreprises que dans les startups. Et aussi bien dans le service public que dans le secteur privé. Individuellement et collectivement, nous créerons alors des entreprises et des sociétés plus stables et durables.

 

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

 

A.K. : J’ai envie de répondre avec deux passages, une de la première chapitre et l’autre de la dernière:

 

« Les entrepreneurs chevronnés connaissent l’effrayante vérité : l’échec dissimule ses tentacules un peu partout. La compétition écarte des avantages autrefois uniques. Les produits ne séduisent pas les clients. Les partenaires sont décevants. Les co-fondateurs s’affrontent. Les membres principaux de l’équipe ne sont pas à la hauteur. La technologie critique se heurte à un mur. Les règles changent. Les coûts dépassent les revenus (de beaucoup). Les investissements se font rares. Et la liste est longue.

Mais bien plus que l’échec, les créateurs de start-ups aguerris redoutent la perte de contrôle sur l’avenir de leur start-up, ce qui équivaut à une mort à petit feu de l’entreprise. La stratégie dérive au fur et à mesure que les essais et les erreurs détruisent l’essence même de leur vision. L’évolution des exigences de la part des premiers clients quant à des fonctionnalités sur mesure consomment des ressources techniques déjà faibles. Pour les employés, la passion d’entreprendre s’émousse quand le succès peine à se matérialiser. De nouveaux investisseurs incitent à des changements de cap vers les quatre coins du monde. Le parcours de l’entreprise devient de plus en plus chaotique et perturbé. Et dans une perte du contrôle des plus insoutenables, la dilution du capital, à travers des séries successives de financement, diminue l’influence du fondateur et réduit sa rémunération, même si l’entreprise finit par prospérer.

Ce ne sont pas là les préoccupations des nouveaux entrepreneurs qui, comme les jeunes professionnels de par le monde, ignorent encore ce qu’ils ne savent pas. L’inexpérience et la naïveté, associées à un ensemble de livres qui simplifient à l’excès le défi de l’entreprenariat et au matraquage médiatique pesant à propos des success stories, nourrissent un optimisme et une confiance irrationnels. Ces préoccupations concernent plutôt les entrepreneurs confirmés qui en perdent le sommeil. Curieusement, la dureté de la réalité ne mine pas l’enthousiasme de la plupart d’entre eux. Avec la maturité (deux-tiers des fondateurs de start-ups aux États-Unis ont entre 35 et 54 ans), ils aiguisent leurs compétences et renforcent leur engagement. Passant une décennie ou plus à remanier une entreprise ou à en lancer et à en fermer une quantité d’autres, le « compagnon » entrepreneur tournoie avec la grâce d’un derviche dansant, avec virtuosité et non pas dans une spirale incontrôlable. Jusqu’à ce qu’il maîtrise l’art d’entreprendre et que sa start-up devienne son chef-d’œuvre. Ce livre lui est dédié. » (p. 19)

 

« L’incertitude engendre la complexité et la complexité engendre encore plus d’incertitude. Ensemble, ces deux caractéristiques inéluctables des nouvelles entreprises submergent rapidement le fondateur de start-ups inexpérimenté. Il a l’impression d’avoir perdu le contrôle. Mais l’entrepreneur expérimenté, le venture craftsman, conçoit les choses différemment. Il n’est pas surpris par l’inattendu. Il n’est pas perturbé par la complexité. Il ne dit pas, «Oh, merde». Il dit, «Mais bien sûr». Sa confiance en sa propre capacité à faire face vient du fait qu’il pense pouvoir s’adapter continuellement à un environnement en constante évolution et survivre à presque n’importe quelle tempête. Sa définition du contrôle évolue chaque fois que le réel cogne. » (p. 195)

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

A.K. : Depuis à peu près cinq ans, la majorité des entrepreneurs que je rencontre aux États Unis et en Europe cherchent à avoir un impact – trouver des solutions durables aux défis societaux, environmentaux et technologiques profonds – plutôt que simplement faire de l’argent.  Ils savent que cela demandera de la patience et de la créativité.  En conséquence, la résilience et l’ingéniosité sont leurs nouveaux mots d’ordre. Si leurs investisseurs et autre mentors souscrivent aux mêmes objectifs, les aidant à mieux exploiter leurs idées et passions, nous pouvons peut-être sortir le monde des crises actuelles.

 

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

 

A.K. : Que vous soyez entrepreneurs ou contributeurs au sein des grandes entreprises, développez avec intention et assiduité votre habilité à improviser dans toutes ses formes. Cela libérera votre créativité et boostera votre résilience face à des environnements complexe et instables. De plus, l’art de l’improvisation habile peut déverrouiller le plein potentiel des méthodes de management scientifiques comme le design thinking, l’effectuation, et même l’expérimentation agile, dit « lean ».

 

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

J’explore actuellement trois sujets:

  • Réinventer la gouvernance d’entreprise, afin de mieux encourager des entrepreneurs à marier l’improvisation habile avec la planification agile
  • Rencontrer des néo-artisans, afin que ces nouveaux «venture craftsmen» nous apprennent comment ils fusionnent les métiers d’art et la tech
  • Repenser le partenariat «improvisé», afin que les entreprises puissent développer des écosystèmes d’alliances plus viables et durables

 

Merci Amiel Kornel

 

Merci Bertrand

 


Le livre : Naviguer à vue: Vers la startup improvisée, Amiel Kornel, Presse des Mines, 2021