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Emmanuel Lemieux face au Really Mirror, le feuilleton continue

Bonjour Emmanuel Lemieux, lequel de vos articles préférez-vous ?

 

Sans doute le tout premier, à l’âge de 17 ans, c’est-à-dire au siècle dernier, en 1979. Je collaborais au premier hebdo écolo, La Gueule ouverte, à l’origine édité par Charlie Hebdo. Sa rédactrice en chef, Isabelle Cabut, m’avait confié la revue de presse, celle foisonnante à ce moment-là des titres alternatifs, militants, et des fanzines. Je m’étais énervé contre la répression qui me paraît toujours complètement dingue avec le recul, des gendarmes qui saisissaient sans commission rogatoire dans les librairies, toute la petite presse anar et antimilitariste, et, objet de mon indignation, avaient même brûlé des petits journaux insoumis. Mon papier a dû faire mouche car le ministre des Armées a porté plainte contre moi. Lenteur de la justice aidante, je me suis retrouvé juste après le 10 mai 1981, à huis clos au tribunal des mineurs, ce fut très drôle et surréaliste. L’affaire a été balayée par l’amnistie présidentielle, comme beaucoup d’autres. Mais ça m’a aussi marqué sur les effets qu’un journaliste peut produire.

 

 

Lequel de vos articles a eu le plus de retentissement ?

 

Dans le flux, tout a tendance à disparaître. À l’électricité du moment, alterne l’oubli. Et du coup, c’est plutôt le making off de ses articles que l’on retient, visages, situations, difficultés, petite pépite.

Durant quelques années, oups, décennies, j’ai écumé pas mal de rédactions et de micro-mondes. Les médias se sont professionnalisés mais sont devenus des moules à gaufres industriels. Avec la pensée qui va avec. Combien de journalistes frustrés de se retrouver dans des articles en novlangue et sans vraiment de temps pour les travailler ? C’est pour cela que j’observe avec intérêt et sympathie, ce mouvement de petits médias numériques. Les uns se mettent au néo-artisanat du slow journalisme, les autres à l’enquête de combat, d’autres encore au « journalisme de solution » ou bien à la niche hyperspécialisée.

Plutôt que des articles, Ce sont plutôt mes livres d’enquêtes qui ont tilté. Le livre c’est la providence d’un journalisme qui aime bien la longue distance, la recherche et la validation, l’art des rencontres, la liberté personnelle et les expériences de narration.

Mon enquête sur les origines nazies de la télévision française (« Cognacq-Jay, une télévision sous l’Occupation »), et celle sur le procès oublié en 1942 d’un petit groupe de très jeunes résistants à l’Assemblée nationale (« Tony, 1942 »), mais également ma biographie d’Edgar Morin (« L’Indiscipliné », qui vient d’être publié en poche chez Points) ont eu quelque retentissement. Le plus bruyant reste « Pouvoir intellectuel, les nouveaux réseaux » en 2003, une enquête de 800 pages sur les tribus de la pensée, universités, recherche, médias, édition qui m’a valu mépris et ricanements des uns, et réjouissance, intérêt certain et reconnaissance des autres. En vingt ans, on a fait beaucoup de progrès sur les éclaircissements des pouvoirs politiques, financiers et économiques. La traçabilité journalistique du pouvoir intellectuel, elle, est plus difficile.

Ce livre m’a donné envie de persévérer. Depuis, j’ai cofondé une petite agence de presse et son site, www.lesinfluences.fr, spécialisée dans la vie des idées (et de celles et ceux qui les font), et lancé en 2019 une revue en librairie, IDÉES justement, qui traite de l’actualité des savoirs. C’est une revue bimestrielle de 100 pages, faite quasiment à deux. Avec mon frère d’armes, le photographe portraitiste Olivier Roller, on fait tout, on imagine le contenu, on invite des contributeurs, on met en scène, on réfléchit en s’amusant et réciproquement. Bref, on fait ce que j’aime faire depuis toujours, des journaux papier.

 

 

Qu’aimeriez-vous voir se produire dans l’actualité pour pouvoir écrire l’article de votre vie ?

 

Rien car l’époque que nous traversons est suffisamment inattendue, chaotique, rebondissante pour que je m’enferre dans une seule idée. Le feuilleton continue !

 

Merci Emmanuel Lemieux

 

Merci Bertrand

 

Propos recueillis par Bertrand Jouvenot