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Ce jour-là, je me suis dit que les fautes d’orthographe avaient des vertus méconnues.

09Extrait du livre  Éloge des fautes d’orthographe, de Claude Lussac.

Retrouvez l’interview de l’auteur ici.


 

– I –

Ma première fois

 

J’ai un souvenir précis de ma première fois.

C’était avec une secrétaire, dans un couloir. Là où je travaillais alors, je cumulais les fonctions de directeur général et d’expert en orthographe. Double casquette assez courante dans le monde professionnel.

Un ethnologue qui se serait penché sur les déplacements dans l’entreprise n’aurait pas manqué de remarquer que, pour les jeunes commerciaux, le chemin le plus court d’un bureau à un autre passait souvent devant celui de ladite secrétaire. Joviale, sans ornements, elle avait un je ne sais quoi de la Brigitte Bardot du Repos du guerrier et, bien que les canons de la beauté eussent changé depuis la Nouvelle Vague, elle exerçait autour d’elle une attraction à laquelle peu résistaient. D’une grande rigueur professionnelle, elle s’imposait aussi une discipline personnelle sans écart. Jamais elle n’avait laissé d’espérances à ceux qui venaient rôder à sa porte.

Une fois où je passais par-là moi-même, la jeune femme me lança, fortissimo : « Claude, les bons moments que nous avons passés ensemble… » Puis, mezza voce, après avoir capté mon attention : « passés, avec un ‘s’ ou pas ? »

Dans les bureaux voisins, on n’entendit que la première partie de la phrase. Radio-moquette se chargea de la suite. Par la magie d’une hésitation orthographique, je me trouvai dans l’instant élevé au rang de Don Juan.

Ce jour-là, je me suis dit que les fautes d’orthographe avaient des vertus méconnues.

 

 

– II –

La femme de César

 

Avant d’être initié aux plaisirs de l’orthographe, j’en ai d’abord souffert. Mais, comme Baudelaire, je gardais ma douleur pour moi, je souffrais en silence.

D’autres ont la tristesse bruyante. Quand, dans un colloque ou une conférence, une faute se glisse au détour d’un slide, on les voit au martyre.

Un pluriel oublié, un participe mal accordé, voire un simple accent négligé, c’est comme si on les poignardait dans le dos. Les malheureux s’abîment en des râles retentissants. Ils cherchent autour d’eux l’œil complice, le regard charitable, le soupir fraternel qui calmeront leur crainte d’être les seuls à se sentir agressés.

Une fois, dans un temple du savoir, sentant que ma voisine risquait l’apoplexie devant un infinitif malencontreux, j’osai une parole de réconfort : « Une étourderie, sans doute… »

Quelle maladresse ! C’était comme dire à un déprimé qu’il a tout pour être heureux. Ça ne l’aide pas. Pis encore, ça aggrave son état !

En face de quelqu’un qui souffre de la faute d’orthographe, le b-a ba est de reconnaître sa peine. Mais le tableau clinique est loin d’être trivial : tel qui supporte sans broncher les fautes dans les breaking news de BFMTV, est au supplice quand les mêmes apparaissent sur Arte et tel autre qui ne s’émeut plus des coquilles de son quotidien du soir ne supporte pas de les apercevoir dans une thèse de doctorat !

Contrairement à l’argent, les fautes d’orthographe ont une odeur. Une autre fois dans un autre temple du savoir, un possible futur prix Nobel scientifique avait laissé passer un « Du point de vu » sur son powerpoint. Nulle émotion dans la salle. Les mêmes qui auraient crié au scandale si un doctorant s’était permis une telle désinvolture, en étaient presque à admirer la capacité du chercheur à se détacher des contingences. D’une si brillante figure, ils étaient prêts à mettre toutes les fautes d’orthographe sur le compte de la négligence et non de l’ignorance. On ne soupçonne pas la femme de César. Mais voilà qui complique le diagnostic !